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Du regard qui jauge au regard qui juge : De nouvelles manières de regarder sur Internet - Numéros - De l'oeil au regard - Influxus
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Du regard qui jauge au regard qui juge : De nouvelles manières de regarder sur Internet

par Julie Alev Dilmaç

Résumé

Aujourd’hui, les écrans sont partout et nous permettent de « voir » et d’être « en vue » de tous. Toutes sortes de sites tels Facebook ou encore Instagram visant à s’exposer en continu ont d’ailleurs émergé. L’individu est donc confronté à une multitude de regards qui l’observent et le scrutent et ce, de manière permanente. Par le biais du regard de l’altérité, il tente d’obtenir son approbation et de confirmer son existence. Afin de perdurer dans le regard des autres, les individus n’hésitent pas à mettre en scène leur existence : c’est désormais par la présentation de soi sur Internet qu’ils tentent d’attirer les regards des Internautes. L’objectif de cet article est de cerner les nouvelles manières de regarder sur Internet. Nous verrons comment le regard peut aussi bien juger que reconnaître l’altérité, mais aussi bien vouloir humilier que tuer.

Abstract

Today, screens are everywhere and allow us to see and be in contact constantly with the world. Sites such as Facebook or Instagram have emerged, permitting the self exposure. To improve chances of being seen and to avoid having one’s image lost in the communicational flux, the individual must find ever-new ways to attract the other’s gaze. In this article, it will be attempted to demonstrate how, with the emergence of new technologies, ways of seeing have been redefined. We will show that the gaze, particularly through screens, can analyze, evaluate but also judge and lead to cyber-humiliation.

« (...) ce que l’on attend d’un regard humain, jamais on ne le rencontre
chez Baudelaire. Il décrit des yeux qui ont perdu, pour ainsi dire, le pouvoir de regarder. »

Walter Benjamin, 1939, p. 201

I- Les nouvelles manières de regarder

Todorov (1995) considère le besoin d’être regardé comme un besoin constitutif de l’humain : par ce comportement par lequel l’individu cherche à capter le regard d’autrui par différentes facettes de son être, de son physique, de son intelligence, de sa voix ou de son silence, l’acteur tenterait d’être reconnu par ses pairs. Par le regard, les autres confirmeraient donc notre existence. Rousseau va de même jusqu’à affirmer qu’il n’est pas d’existence humaine sans le regard que nous portons les uns sur les autres ; il nous permettrait de combler un « désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences ».

Or, aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, et notamment dans la société dite « des écrans », il semblerait que ce besoin d’être regardé soit devenu inassouvissable. Aujourd’hui, les écrans sont partout et nous permettent de voir et d’être en contact continu avec le monde. Les nouvelles technologies ont permis à l’individu de faire preuve d’ubiquité. Il peut être partout à la fois, partager ses opinions et ses photographies, apprécier ou haïr, être vu et voir l’autre, et ce, depuis une contrée lointaine à la seule force d’un clic. Toutes sortes de sites visant à s’exposer en continu ont fait surface dont Facebook, Instagram, Snapchat, Youtube n’en représentent qu’une liste non-exhaustive. L’« Avatar », à savoir l’incarnation, ou encore le « profil » sont autant de moyens usités par les acteurs pour faire acte de « présence » sur Internet (Casilli, 2010). Aujourd’hui, l’individu est confronté à « une multitude de regards qui l’observent, le scrutent ou l’ignorent, le délaissent » (Haroche, 2011, p. 85).

Par conséquent, dans une société désormais nommée « société sur écrans » (Barus-Michel, 2011), ne pas être « vu » est un comble ; cela revient même à ne pas exister aux yeux des autres, à refuser en somme la relation à l’Autre qui s’établit par le regard. En somme, aujourd’hui il est suspect de ne pas apparaître sur Internet.

L’individu se doit alors à tout prix d’exister mais surtout de perdurer dans le regard des autres. C’est par la présentation de soi (Goffman, 1987) qu’il tente d’attirer le regard de l’altérité en vue d’obtenir son approbation et de confirmer son existence car le « sentiment d’exister » ne va pas de soi ; le regard d’autrui joue un rôle primordial dans sa construction (Flahault, 2002). Ce rapport à autrui s’établit d’ailleurs sur une relation réciproque et dialectique entre « l’être-vu-par-autrui » et le « voir autrui » (Sartre, 1943, pp. 314-315).

Or, avec l’émergence des nouvelles technologies, les manières de regarder semblent être redéfinies, notamment par le biais des écrans : si celles-ci ont facilité la communication, l’accès à l’information et ont rendu possible la mémorisation d’un grand nombre de données, la principale innovation d’Internet est d’avoir banalisé le « tout voir, tout dire et tout montrer » (Uhl, 2002). Cette « injonction de la visibilité » (Haroche, 2011, p. 80) à laquelle se devraient se soustraire les individus de la société contemporaine « obéirait à des règles sociales basées sur l’obligation de communiquer, de se montrer pour exister de manière permanente sous peine de tomber dans l’oubli » (Henaff, 2011, p. 168).

L’œil de l’individu se doit de même de s’adapter à ces nouvelles formes de communication : il doit éduquer son regard ; le dresser afin de capter les informations présentes dans cet immense kaléidoscope (Rosenbaum, 1998, p. 31) que représente Internet et ce, d’un seul coup d’œil ; le regard doit s’accoutumer au vertige oculaire dans lequel le plonge les nouvelles technologies ; il doit s’habituer en somme à cette « omniprésence d’images et d’écrans, de flux sensoriels et informationnels continus » (Haroche, 2011, p. 82) qui caractérise la société contemporaine.
Ainsi stimulé par la profusion de signes et libellés qui attirent son attention, le regard est comme pris de vitesse (Vincent-Buffault, 2004, p. 46) : l’individu contemporain fait donc partie « d’un monde où l’on regarde, partout, toujours, des images et des signes, où le regard est sans cesse sollicité, entrainé, happé » (Rosenbaum, 1998, p. 29).

C’est pourquoi, pour augmenter ses chances d’être vu et d’éviter que son image ne se perde dans ces flux communicationnels, l’individu se doit alors de trouver de nouveaux moyens d’atteindre l’œil de l’altérité.

Cependant, chaque individu étant soumis aux mêmes impératifs de l’exposition de soi, s’engage alors une course à la visibilité. Ainsi, « pour éprouver un sentiment d’existence, il faut maintenant être vu par le biais des images, se donner à voir le plus possible, et pour cela offrir constamment des images de soi : être présent, connu, voire célèbre, au travers de l’image » (Haroche, 2011, p. 78). C’est pourquoi, pour être sûrs d’être « vu » et « en vue » des autres sur Internet et sortir de l’ordinaire, les individus redoublent d’efforts : ils se doivent de « forcer le trait », de « taper à l’œil » (Gozlan et Masson, 2013, p. 472), de faire du « buzz » (Boëton, 2013, p. 40) afin de ne pas passer inaperçu aux yeux des autres. Ils doivent attirer les regards et souhaiter être regardés car dans la « société de l’exhibition » (Barus-Michel, 2011), l’invisibilité est suspecte.

Le regard recherché ou la mise en scène de l’image

Un des moyens mis en place par l’individu pour attirer l’attention et capter le regard de l’Autre est la théâtralisation et la mise en scène (Lasch, 1979 ; Goffman, 1987 ; Dilmaç, 2014) de son existence.
Cette exposition de soi peut s’établir par l’image et son partage, mais aussi s’élaborer à travers les webcams qui pénètrent dans la vie privée des individus pour la faire entrer dans la lumière. L’émergence de certains sites tels que Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat contribuent d’ailleurs au partage de leur « Moi numérique » (Lalo, 2012, p. 26). L’allocutaire peut, par ce biais, saisir en un clin d’œil l’image de l’Autre qui lui saute aux yeux. L’acteur se réduit alors lui-même à un « stimulus visuel » (Rosenbaum, 1998, p. 30), à un avatar qui reflète son image. Celle-ci le représente et s’impose comme un signe qui pose un rapport de ressemblance avec la réalité [1]. Pour ce faire, trois éléments sont mobilisés par le signe : l’objet de l’image (dans ce cas-ci le corps charnel de l’individu), la représentation (ici, l’image) et le regard des Internautes qui perçoivent le signe et lui donnent un sens. C’est donc parce que le regard de l’Internaute fait l’image que les individus tentent de soigner leur représentation. L’image a donc une sémiotique, un caractère iconique : elle a la capacité à ressembler à l’objet qu’elle désigne tout en étant différente. D’ailleurs, trois types d’images [2] sont mobilisés sur Internet :

  • L’icône image, renvoyant à un signe qui ne représente son objet que parce qu’il possède un ensemble de qualités de cet objet ; elle a d’ailleurs une fonction émotionnelle.
  • L’icône diagramme, comme par exemple l’avatar qui est relié par son objet (à savoir l’individu derrière l’écran) par des caractéristiques réelles tels que l’âge, le sexe... Celle-ci exerce une fonction informationnelle.
  • L’icône métaphore : ici, l’être représenté est au plus près de l’être (c’est le cas notamment du profil), ce qui lui confère une fonction identitaire. A ce stade, la confusion entre l’être et la représentation de l’être est possible.

Ainsi, sur Internet, « tout est fait pour plaire au regard, pour l’immobiliser quelques instants » (Rosenbaum, 1998, p. 29) : l’individu tente d’hypnotiser son spectateur et de le faire rêver de sa vie. Il veut fasciner, valoir le coup d’œil et tenter de capter l’attention du flâneur par divers accroches-yeux (Rosenbaum, 1998, p. 30) ; alimenter la vision afin que celle-ci devienne « haptique », que le regard se focalise en somme sur l’image comme pour la toucher. L’individu doit, en somme, constamment se vendre et, pour cela s’exhiber de façon répétée (Haroche, 2006, p. 18).

Or, dans la société de l’exhibition (Barus-Michel, 2011), la course aux regards est rude : chacun « réclame sa place dans le jeu social des apparences et de la séduction » (Vincent-Buffault, 2004, p. 43).

L’Observateur-voyeur

Beaucoup d’Internautes n’hésitent pas alors à se dévoiler et à dévoiler des pans entiers de leur existence, comme si cette exposition leur permettait d’être plus « ancrés » dans le monde virtuel.
Dans le monde numérique, la présentation de soi ne s’élabore plus sur la distinction de deux sphères, l’une intime et l’autre publique. Les limites traditionnelles, par leur généralisation et banalisation sur Internet, sont déconstruites. L’intime et le public tendent à coexister, à se superposer. On parle alors d’extimité (Tisseron, 2002), à savoir « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique ». Il s’agit d’un espace public mais nourri par l’intimité de l’acteur, dont l’objectif est de montrer certains aspects de son soi intime pour les faire valider par l’altérité et ainsi, en augmenter la valeur à ses propres yeux (Tisseron, 2011, pp. 121-122). Dans la société de l’exhibition, « les corps et les âmes se dénudent à l’envie » (Kaufman, 2003, p. 144), tel un piège tendu à l’œil, un gluau à regards (Rosenbaum, 1998, p. 31).

Les dispositifs destinés à divulguer la vie privée des individus, même la plus intime à travers des webcams ou la mise en ligne de films personnels, des machinimas, en est une illustration. L’individu s’exhibe, consent à se dévoiler et est regardé en retour. Cette relation entre « voyeurisme » et « exhibitionnisme » remet alors en question le secret décrit par Simmel (1991) comme forme de sociabilité à respecter : « la transgression, qui rend visible, est la norme de la société hypermoderne. On renverse les barrières de l’intimité et du secret. Rien de mieux que de se montrer ce faisant » (Barus-Michel, 2011, p. 33). En somme, les individus semblent être devenus exhibitionnistes et voyeurs de l’exhibitionnisme de l’autre.
Même les « murs » présents sur la Toile deviennent une surface d’exposition : sur Internet, ils ne constituent plus une frontière qui séparerait les individus ou les dissimulerait des autres ; le Mur permet désormais de s’exhiber, de s’offrir aux yeux de l’altérité par le partage de documents, d’images et de commentaires. On désire y paraître, y exister en montrant quelque chose de soi (Vincent-Buffault, 2004, p. 42), y laisser « des traces de soi » (Lalo, 2012, p. 24).
Le Mur des réseaux numériques ouvre aujourd’hui sur le dévoilement de la subjectivité et participe à une « certaine mise en scène de soi-même » (Dagnaud, 2013, p. 32) dans le but d’occuper de plus en plus l’espace (même virtuel). Il ne s’agit plus de cacher les détails les plus intimes de sa vie ni même de son corps derrière une cloison, mais de les exposer aux yeux des spectateurs pour relancer le désir (Rosenbaum, 1998, p. 28) : on tapisse son Mur de détails intimes et on l’offre en spectacle à l’altérité en espérant qu’il sera commenté.

Le regard comptabilisé

L’individu peut de même comptabiliser (et donc voir) le nombre de vues, à savoir le nombre de regards qui se sont posés sur ses messages, sur son profil. En effet, la cybersociabilité sur Internet repose sur une « communication calculée » où les regards des suiveurs (appelés « followers » sur Twitter) sont évalués, rentabilisés (Georges, 2012, p. 142). Facebook en est d’ailleurs un exemple probant : il est possible d’y exposer son capital relationnel en diffusant sa liste d’amis (120 en moyenne). Cette comptabilisation est d’autant plus importante qu’elle marque la « cote de popularité » de l’individu ; elle permet de déterminer le gagnant de l’immense match des regards (Rosenbaum, 1998, p. 31) à savoir celui qui a réussi à attirer et à fixer le plus grand nombre d’yeux le plus longtemps possible. A l’inverse, si nos propos ne sont ni « suivis », ni commentés, ni partagés, cela signifie que nous sommes invisibles aux yeux des Autres. Cette sensation est d’autant plus insoutenable qu’elle prend forme dans un monde où toute connexion avec l’altérité s’établit par le regard. Dans cette situation, l’individu prend conscience « qu’il peut disparaître sans laisser de traces dans la mémoire de quiconque : sa vie n’aura jamais eu aucun sens pour les autres. » (Enriquez, 2006, p. 40).

Sur Internet, c’est désormais le regard de l’Autre qui nous construit, qui fait notre e-réputation (Digout, 2013 ; Tisseron, 2008). C’est lui qui confirme notre existence et qui fait de nous un être « valant le coup d’être regardé », un être en somme qui « vaut le coup d’œil ». Comme le souligne Béliard (2009, p. 194), c’est « en fonction du nombre de messages postés, [que] les membres du forum acquièrent un grade de plus en plus élevé au sein du forum. » La réputation ici tend alors à prendre une définition particulière : pour « se faire une réputation » dans le monde virtuel, il ne suffit plus d’être un individu doté d’une moralité irréprochable qui serait louée par autrui ; pour se construire une e-réputation, il se faut d’être le plus vu et le plus regardé, et ce, quelle qu’en soit la cause. Ainsi, aujourd’hui, « pour être soi, il ne suffit [plus] d’être comme les autres » (Dubet, 1991). Il faut « sortir du lot ».

L’exposition « M’as-tu-vu »

Pour nous, cette surexposition de l’individu, peut être qualifiée de « M’as-tu-vu [3] » car elle s’établit sur la relation réciproque et dialectique entre « l’être vu par autrui » et le « voir autrui » (Sartre, 1943, pp. 314-315). Elle connote l’idée de l’existence d’un cybernarcissisme (Boyd et Ellison, 2008), comportement corroboré par la mode du « Selfie [4] » par lequel on regarde, on se regarde et on désire être regardé.
Le « M’as-tu-vu », par définition, est en effet fait pour être vu, et pour se faire remarquer. L’individu qui en fait preuve aime se montrer et être regardé et fait preuve de vanité [5]. Or, si d’un côté, le « M’as-tu-vu » tape à l’œil de l’Autre, il plonge le regardant dans un certain malaise : il dérange par son dévoilement à l’extrême, son attaque oculaire (Rosenbaum, 1998, p. 30), sa surexposition à la limite de la vulgarité ; il nie les conventions de retenue et celles imposant à l’individu un sentiment de honte ; il défie les manières, et ignore le secret (Simmel, 1991) qui régit les interactions : il dévoile tout et même l’intime, en forçant le trait.
Le terme « M’as-tu-vu » trahit de même l’idée d’un doute : la forme interrogative inclue dans cette expression semble révéler une question orientée à l’Autre (« M’as-tu-vu ? ») dans le but de savoir si on a vraiment été remarqué, si on a « valu le coup d’œil », si, en somme, on a été « digne d’attention » et suppose que, dans le cas contraire, notre invisibilité aurait été insoutenable. Mais il laisse de même entendre que cette visibilité est insatiable et que l’individu continuera à s’exhiber à l’extrême jusqu’à ce qu’il soit « vu ».

Cependant, en tentant d’occuper le plus d’espace possible sur la Toile, l’individu consent indéniablement à s’aliéner à l’œil averti de ses pairs ; il accepte de se soumettre à l’avidité du regard de l’Autre et aux tyrannies de la visibilité (Barus-Michel, 2011) qui lui imposent une exposition constante. Par cette servitude volontaire (Vitalis, 2002), il aspire en somme à être « commenté », « partagé », « aimé » car c’est « le regard de l’autre [qui] guide son écriture de soi [qui le] fait entrer dans la lumière » (Gozlan et Masson, 2013, p. 477). Cette exposition au regard d’Autrui aiguise le souci de son estime sociale (Vincent-Buffault, 2004, p. 43). Désormais, l’individu a la sensation qu’il ne peut plus exister sans être vu de façon constante et insistante par l’Autre.

II- Le regard jugeur

Or, en tentant de s’inscrire tant dans le monde réel que dans le monde virtuel par l’exhibition de soi, l’individu s’expose au jugement de ses pairs. Sur Internet, les individus acceptent de se soumettre au regard d’autrui, à ses commentaires ; ils se plient aux diktats de la tyrannie de l’opinion. En effet, pouvant désormais s’exprimer sur tout sujet à travers des forums mais aussi créer des applications afin de dénoncer une injustice ou le comportement indécent d’un tiers, l’Internaute devient un juge ; ainsi, sur la Toile, son regard s’aiguise : il a la possibilité de repasser en image les événements, de scruter, d’analyser, de découper, de recadrer, de saisir les détails, d’affiner ses recherches. Sur le Web, le regard est friand et avide de secrets entraperçus (Vincent-Buffault, 2004, p. 43). L’œil y dévoile les imperfections d’Autrui et se lance dans une « recherche passionnée d’indices dont l’observateur n’est jamais rassasié. » (Vincent-Buffault, 2004, p. 48).
Dans la société des écrans, l’individu a ainsi un regard (et donc un avis) sur tout, et son opinion compte ; ses vues sont de même enregistrées ce qui permet de mesurer l’impact (ou la totale insignifiance) de l’image dans le monde virtuel : en effet, l’Internaute sélectionne les images auxquelles il daigne s’arrêter, il détecte les contenus ou zappe celles qu’il considère sans intérêt. Ainsi, « par le regard le sujet s’exprime » (Vincent-Buffault, 2004, p. 42), il jauge et juge.
Le regardant a même le pouvoir de remettre en question aussi bien la réputation que l’e-réputation d’un individu si son comportement lui déplaît en dévoilant ses secrets ou ses défauts sur la place « publique », c’est-à-dire en les divulguant aux yeux de tous. Par son regard et son jugement sur la Toile, il fait et défait l’image de l’altérité : les mécanismes de commérages, de dépréciation de l’image d’autrui sont alors tout aussi fortes que ceux présents dans la vie réelle.

La raison de tels comportements réside pour nous dans l’approche contemporaine à l’image.

Le regard happé

En effet, dans la société des écrans et de la visibilité, les flux communicationnels ne permettent pas à l’individu de cerner la profondeur des images ; ils tuent l’image et la relation que les acteurs entretiennent avec elle. De plus, face au nombre important d’informations partagées, relayées, multipliées, l’œil ne peut s’attarder sur chacune d’elles pour en saisir le sens. Dans les « régimes de visibilité » (Mongin, 2004, p. 220), chaque image s’apparente à un cliché caractérisé par son éphémérité.

De plus, désormais, les interactions entre Internautes ne peuvent s’établir que par un échange d’image réduisant l’individu à un corps réifié, vidé de son for intérieur : l’individu est réduit à ce qu’il est perçu, à en somme ce qu’il est représenté. Ce vide de sens caractérisant l’image proviendrait d’après Uhl (2002) d’une perte de connotation dans le monde virtuel : ainsi, pour l’auteur, Internet développerait deux types de messages distincts et duels, typologisés par Barthes (1992) de la manière suivante : l’un correspond à un message dénoté, l’analogon lui-même, et l’autre à un message connoté, forme particulière avec laquelle la société en parle. Selon cette perspective reprise par Uhl « Internet épuiserait la totalité de son être dans la dénotation, et ne serait dès lors constitué que d’un message dénoté. » En d’autres termes, face à l’écran informatique, le sentiment de dénotation serait si intense qu’il bannirait tout forme de connotation et rendrait impossible l’imposition d’un sens second. L’image se réduit donc à une rhétorique sans code, qui se suffit à elle-même.

De plus, étant partagée par une communauté anonyme et élargie, cette image est reproduite à une grande échelle, telle la technique de la reproductibilité mécanisée de l’œuvre d’art (Benjamin, 1991) et tend à perdre son « aura », résultat d’une démultiplication quantitative des images (Mongin, 2004, p. 219) ; la situation représentée sur la photographie, quelle qu’en soit la signification, se transforme alors en une simple image partagée, dépourvue de son histoire unique et singulière.

L’image est tout simplement dévorée du regard par une foule d’anonymes qui répondent à la quête du détail et tentent d’assouvir leur « gastronomie de l’œil » (Vincent-Buffault, 2004, p. 48). Les individus sont désormais confrontés au « cannibalisme de l’œil » (Thomas, 1984, p. 136) : on dévore leur image sans en saisir la profondeur. L’image ne se résumant qu’à son premier degré, l’individu représenté ne peut qu’y apparaître sous sa forme réifiée. Il est absorbé par le regard de l’altérité, est victime de sa pulsion scopique et de sa voracité oculaire (Vincent-Buffault, 2004, p. 43). Sur Internet, le regard se pose alors sans regarder, sans voir ; la personne n’est plus vue en ce qu’elle est.

Le for intérieur, « le non-visible à l’intérieur de la personne » (Haroche, 2011, p. 85), n’a alors plus lieu d’être et est remplacé par une image qui, par définition, ne peut refléter une quelconque profondeur de l’âme. L’avatar, le profil, le surnom, la photographie deviennent notre reflet dans l’espace public virtuel.
La réputation, définie par son lien à la considération prenant forme sur des qualités propres de l’individu, ne peut alors que pâtir de cette situation. Même l’« aura » de l’individu, sa personnalité, son authenticité se vide de sa substance pour ne devenir qu’un simple reflet : il se réduit à sa « e-réputation ».

Or, ce qui semble problématique aujourd’hui est que ce simulacre que représente l’image sur Internet tend, dans les représentations, à être confondu avec la réalité. Comme l’affirme Tisseron dans une interview avec Belhomme (2010, p. 42) « hier les images étaient un reflet du monde. Aujourd’hui, elles créent un/le monde. » L’opprobre sur Internet qui s’apparente à une mort symbolique violente peut avoir des répercussions sur la réputation réelle. Les avanies, pouvant prendre un aspect concret par l’élaboration de « page de la honte » par les Internautes, prouvent ainsi que le monde virtuel évolue en concomitance avec la société réelle. Ainsi, « (...) l’image (...) commence à contaminer le réel et à le modéliser, (...) elle ne se conforme au réel que pour mieux le déformer, mieux : (...) elle subtilise le réel à son profit, (...) elle anticipe sur lui au point que le réel n’a plus le temps de se produire en tant que tel » (Baudrillard, 1987, pp. 140-141). L’individu voyant sa e-réputation remise en question peut alors s’attendre à subir des brimades dans la vie réelle. Ces nouvelles manières de regarder empêcheraient d’ailleurs toute relation empathique de s’établir dans le monde virtuel (Tisseron, 2010) : en effet, si le regard observe, analyse, évalue et juge, nous sommes loin d’un regard de considération vis à vis de l’Autre.
Les nouvelles technologies ont donc affecté le regard : celui-ci chosifie l’image regardée et l’acteur mis en scène. L’œil est alors distrait par ce qui se donne à voir en surface et ne cherche pas à saisir le sens profond de l’image : les flux communicationnels conduisent alors peu à peu à une déshumanisation du regard qui donnent lieu à de nouveaux comportements pouvant être, dans certains cas, dramatiques pour l’individu.

III- Le « regard revolver » ou quand le regard tue

Un des comportements résultant des nouvelles manières de regarder sur Internet est la cyber-humiliation [6]. Elle s’établit par un regard oblique posé sur la personne et correspond à une manière toxique de regarder (Mongin, 2004, p. 225). Tout comme l’humiliation, elle correspond à l’asservissement d’une personne ou groupe, dans un processus de soumission qui endommage ou détruit la fierté, l’honneur ou la dignité. Être humilié signifie être placé contre son gré et souvent de façon profondément douloureuse, dans une position nettement inférieure à celle que l’individu pensait mériter. L’humiliation correspond alors à « une situation particulière dans laquelle s’opposent dans une relation inégalitaire, un acteur (individuel et collectif) qui exerce une emprise et, d’autre part un agent qui subit cette emprise » (Ansart, 2006, p. 132). En effet, il s’agit d’un processus dans lequel la victime est contrainte, n’ayant aucune marge de manœuvre en vue de répondre à l’affront, de subir sa passivité.

Cette passivité est d’autant plus forte lorsque l’humiliation prend forme sur Internet : en effet, par le détournement de profil ou d’exposition d’image infamante à son nom, l’individu ne peut répliquer par lui-même, ne pouvant identifier son agresseur.

En effet, si exister dans le monde virtuel, c’est exister dans le regard des Autres à travers notre « avatar », l’image détournée ou infamante aura un impact considérable dans la destruction de notre e-réputation. Ne pointant plus un corps concret, mais tentant de souiller le reflet d’une image réifiée par sa reproduction, l’affront ne peut qu’induire des procédés proches de la mise à mort symbolique puisqu’elle tente d’atteindre une identité dénuée d’intériorité. Cette remise en question de l’e-réputation par le jugement anonyme ne pouvant être suivi, de fait, d’une réplique, elle s’apparente, à nos yeux, à une forme d’humiliation et d’avilissement. Par ce biais, l’individu entre en possession de la victime, il la réduit au silence, tout en la forçant de regarder sa propre image d’humiliée. Une relation de domination s’établit alors : « (…) cela crée une dissymétrie entre celui qui va contempler (…) et celui qui en est le sujet » (Taïeb, 2004, p. 71).

De multiples formes d’humiliations sont d’ailleurs perceptibles aujourd’hui dans le monde virtuel : dans certains cas, l’individu ne consent pas à être inscrit dans la Toile et se voit exister malgré lui, contre sa volonté dans des réseaux qu’il n’a pas choisis. On s’exprime en son nom, on est sa voix. Son image est décuplée par l’altérité en vue de la stigmatiser. C’est le cas notamment des faux profils : on se substitue à la personne, on pirate son identité, on réécrit son histoire personnelle. On souhaite en somme la « voir » exister sur la Toile pour mieux la renier et l’humilier.

La divulgation d’images et d’informations personnelles au nom d’un tiers constitue de même une humiliation imposée : le partage de photographies ou de vidéos intimes filmées à l’insu de la personne dans lesquelles on dévoile son espace intérieur (Haroche, 2006, p. 32) est un procédé dorénavant courant à l’ère numérique. Le cas de Rehtaeh Parsons, adolescente de 17 ans s’étant pendue à la suite de la mise en circulation de la vidéo de son agression sexuelle, représente un exemple de cyber-humiliation parmi d’autres. Il en est de même dans les cas de harcèlement moral (Hirigoyen, 2000) : la victime découvre qu’elle est « offerte » aux yeux des Autres qui contemplent le spectacle de sa détresse, de son humiliation. Si son impuissance se déroule sous ses yeux, elle est de même dévorée par le regard des Autres Internautes qui ont la possibilité d’applaudir, de commenter ou de surenchérir en participant à l’agression. La victime fait alors face à une humiliation décuplée. Dans le cas de la cyber-humiliation, le regard est impudique, il dévisage et déshabille pour ensuite partager et commenter l’opprobre de l’individu. C’est un regard critique, acerbe, moqueur et quelques fois même impitoyable.

La considération sur Internet semble alors s’établir sur des principes contradictoires : ainsi si, d’une part, l’individu cherche le regard de l’Autre pour être apprécié et même adulé sur Internet (Jauréguiberry, 2011, p. 132), de l’autre, il poste des photos de lui afin que les internautes de passage le juge en lui attribuant une note de 1 à 10 (Tisseron, 2011, p. 125), acte qui peut s’avérer dangereux pour lui et son image. Or, si l’individu accepte de s’aliéner à cette tyrannie de l’opinion en s’exhibant c’est parce que ce procédé lui permet de se constituer, de se situer dans le monde et de s’imposer aux autres membres. Par ce biais, il tente d’être en vue ce qui lui permettra d’atteindre la considération de l’Autre.

Cependant, dans le cas de cyber-humiliation, ce choix lui est ôté : on lui refuse la reconnaissance qu’il souhaite obtenir, sans lui donner la chance de se défendre. Cette situation le contraint à accepter, malgré lui, son statut d’humilié, sa « perte de la face » (Goffman, 1987) : l’image qu’il a de lui-même et celle qu’il souhaitait exposer à l’altérité divergent totalement. L’ « image pour Soi » ne correspond plus à « l’image pour l’Autre » et il n’a aucune marge de manœuvre pour y contrer. En somme, « la victime d’humiliation est confrontée à une situation ou à un événement qui est contraire à ses attentes, contraire à ses désirs, qui ne fait pas sens pour lui, et qui est la négation de l’image qu’il se fait de lui-même » (Ansart, 2006, p. 131).

En somme, sur Internet, le regard ne constitue donc plus « un attribut, un devoir et un droit reconnus à un sujet considéré comme propriétaire de soi » (Haroche, 2008, p. 170) Il s’établit en dehors de l’individu, il s’impose à lui et le juge. L’individu devient spectateur de son « profil », d’une représentation imagée de son corps. Il est à la fois lui-même, concret et réel, mais aussi son « avatar », simulacre qui décuple son identité.

L’absence de corps dans les relations virtuelles ne remet d’ailleurs pas en question l’existence d’humiliation. Certes, l’absence de corps et de relation de face à face intersubjectives rendent impossible les négociations d’honneur et de réputation dans le monde virtuel même. L’agresseur dans la plupart des cas n’est pas identifiable par la victime, ce qui rend impossible tout le processus de réplique à l’affront, de contre défi. Cependant, s’il n’existe pas à proprement parlé de « corps » dans les interactions virtuelles, l’image du corps appelé le « profil » vient le remplacer : en effet, ce dernier représente l’individu sur la Toile, il est son image, son nom. On identifie désormais une personne dans le monde virtuel non plus par son corps mais par son nom ou son surnom.
Dans le cas de la cyber-humiliation, la victime voit son nom « salit » tout comme dans la perte d’honneur dans la vie réelle. L’absence de corps n’altère alors en rien l’impact de l’humiliation puisqu’il est remplacé par une « image » de l’individu qui le représente. D’ailleurs, dans ces situations d’humiliation, le corps reste l’entité sur laquelle l’affront opère : même si la relation intersubjective est abstraite, il s’agit de remettre en question la sexualité de l’acteur, de dénoncer ses comportements dévergondés ou quelques fois de mettre en lumière ses malformations physiques. En somme, il s’agit d’avoir un regard, et donc un avis, sur sa personne.
Ainsi, les caricatures, les insultes en tout genre sont désormais monnaie courante ; ces dernières sont même rendues possibles par de nouvelles applications telles que « Dans ta face » (DTF) ou « Insultron ». La première revendiquerait même plus de 50 millions de phrases d’insultes « insolites, amusantes, inédites et violentes » [7].

Une autre pratique portant atteinte à la personne semble avoir émergée, à savoir le happy slapping (pouvant être traduit par « joyeuse baffe » ou « vidéo lynchage ») : elle consiste en l’agression d’un individu par un groupe dont l’attaque est filmée puis mise en ligne sur le Net [8]. L’humiliation peut inclure des coups, des attaques sexuelles et même le viol [9].
L’illustration des propos dégradants par des photographies ou encore des images détournées de la victime sont d’autant d’exemples prouvant que le corps, bien qu’inexistant dans l’espace virtuel, représente un élément primordial à l’atteinte de l’intégrité de la personne. L’individu se résume alors à « (...) la simple projection des fantasmes et des désirs les plus archaïques et les plus abjects de celui (ou ceux) qui déploie sur lui son emprise » (Enriquez, 2006, p. 37).

Les nouvelles technologies et celles de la communication semblent ainsi avoir transformé les manières de regarder. Il semblerait qu’aujourd’hui elles permettent de photographier « la perversion pour mieux en jouir et aider à jouir » (Barus-Michel, 2011, p. 34). Ainsi, c’est par le regard que de façon symbolique les internautes exécutent la victime. Dans le cas de cyber-humiliation ou de détournement de profil, l’individu voit, en somme, son identité et son corps dérobés. L’exposition d’informations erronées ou infamantes le place dans une position dégradante. Sa propre image et son nom lui échappe : l’altérité prend possession de lui. Il est sujet à un « regard torve, oblique, un regard de l’envie, en dehors de l’échange » (Vincent-Buffault, 2004, p. 41) et est « offert » en pâture aux regards incommensurables des Internautes : ainsi, une foule d’anonymes tente de le ridiculiser, rit de ses frasques, pointe du doigt ses défauts ; ils participent activement au lynchage, surenchérissant ainsi l’humiliation. La foule vient en somme contempler le « malheur en action » (Taïeb, 2004, p. 60) et sa victime. On parle alors ici d’un regard actif, qui ne fait pas qu’assister à la mise en scène de l’exécution, mais qui en est partie prenante.

L’individu vit une remise en question de sa réputation prenant forme sur des manières d’être ensemble rencontrées dans la vie réelle (le commérage, la rumeur, la dépréciation de l’image…) sans pouvoir répliquer : l’espace virtuel s’élaborant à travers des régulations dépendant de la subjectivité de chacun, l’individu ne maîtrise pas toutes les règles du jeu et ne peut donc répondre à l’affront tel qu’il l’aurait fait dans la vie réelle. En effet, répondre par le contre défi dans le monde virtuel est impensable : l’agresseur n’étant pas identifiable ou étant représenté par l’abstraction « des Internautes », la réplique devient impossible. Cependant, afin de permettre un retour de l’honneur et de la dignité, un rapport de pouvoir est indispensable : il est nécessaire pour le respect de soi-même, pour notre crédit aux yeux des autres membres. Or, dans le cas de la cyber-humiliation, même si cette situation est en elle-même révoltante, la révolte est impossible. L’individu se rend compte alors que la place « d’humilié » qu’on lui a assigné et celle de l’agresseur ne permuteront jamais, puisqu’il ne pourra pas s’imposer à l’Autre ni tenter de retrouver un équilibre dans cette relation de pouvoir. Il ne peut demander grâce ou tenter de créer de l’empathie car il n’a aucun moyen de soutenir « le regard de celui qui a la photographie sous les yeux » (Taïeb, 2004, p. 71).

Ce sentiment d’impuissance est aussi renforcé par la temporalité du monde numérique : considéré comme une « bibliothèque ouverte sur le monde », caractérisé par le stockage d’informations, Internet garde dans « sa mémoire » et soumet aux regards toutes sortes de données et d’images, même les plus infamantes. Ainsi, tel le condamné à mort, le corps de la victime peut être exposé longtemps à la vue de tous (Taïeb, 2004, p. 59).

Or, il arrive que, ne pouvant plus supporter le caractère répétitif et extrême de l’humiliation, certains Internautes trouvent refuge dans la mort. Ainsi, si l’image détournée et moquée de l’opprobre tend à salir l’image virtuelle de l’individu, son partage avec le plus grand nombre peut pousser jusqu’à une véritable mise à mort. La pratique du bashing, qui correspond à un dénigrement continu et collectif de la personne, est d’ailleurs un des comportements d’humiliation à l’extrême visible dans les sociétés contemporaines. Elle se traduit par une humiliation collective par laquelle les mots se joignent au regard pour déprécier un bouc émissaire [10]. Or, dans certains cas, la victime du lynchage ne pouvant plus supporter le supplice et affronter le regard des Autres qui la juge, choisi de s’ôter la vie. Le nombre de suicides commis suite à une humiliation subie sur la Toile sont nombreux [11] : on retiendra ici le récit d’Amanda Todd, adolescente canadienne de 15 ans, qui mis fin à ses jours après avoir raconté sur Youtube son calvaire ; celle-ci se disait avoir été harcelée pendant trois ans par un inconnu rencontré sur Internet qui menaçait de poster une vidéo d’elle dévoilant sa poitrine. Après avoir subies de nombreuses intimidations tant sur Internet que dans la vie réelle, et notamment par les jeunes de son lycée, l’adolescente mis fin à ses jours.

Ainsi, l’exposition de l’opprobre et de sa perdurance sur Internet, mais aussi l’angoisse de vivre des représailles dans la vie quotidienne suite au partage d’une image humiliante, pousse dans certains des cas les individus au suicide.

Dans les sociétés contemporaines et notamment par le biais des nouvelles technologies de communication, le regard peut donc tuer.

Le regard manquant ou l’invisibilité insoutenable

Or si aujourd’hui un regard oblique et critique peut tuer, n’est-il pas tout aussi humiliant de voir son profil effacé d’Internet [12], c’est-à-dire de constater sa propre disparition virtuelle du réseau dans l’indifférence la plus totale, et ce, dans une société où la reconnaissance s’établit essentiellement par le regard ? Dans ce cas de figure, l’individu vit la disparition de son image comme une invisibilité insoutenable. On lui refuse, en somme, le regard. Ainsi, comme l’affirme Ellison (1947) « (…) l’absence de regard, l’inattention, peut également révéler une indifférence ignorant, méprisant, voire niant, la dimension de la personne dans l’individu. »
L’absence de regard peut dans certains cas être pire qu’un regard réprobateur : ce dernier voit, juge et fait part de son désapprouvement. L’autre, ignore, déni, oublie (Adam Smith, 1982). Ainsi, « la haine de quelqu’un, c’est son rejet : elle peut donc renforcer son sentiment d’existence. Mais (...) ne pas le prendre au sérieux, le condamner au silence et à la solitude, c’est aller bien plus loin : il se voit menacé du néant. » (Todorov, 2012)
L’individu auquel on aurait « ôté » la visibilité est alors soumis à un refus de reconnaissance alors que la personne humiliée vit un refus de confirmation (Todorov, 2012). Par cette situation d’invisibilité, il se voit refuser le regard ; il est ignoré, ce qui lui donne « l’impression d’être anéanti[s] et provoque la suffocation » (Todorov, 2012).

Conclusion

Ainsi, comme l’affirme McLuhan (1962) : « les rapports entre sens changent quand l’un des sens ou l’une des fonctions du corps est extériorisé dans une forme technologique. » Selon nous, et comme nous avons tenté de le démontrer dans cet article, il en est de même dans le cas du regard dans la société contemporaine.
Aujourd’hui, la visibilité s’établit sur une double relation : d’une part, il s’agit pour l’individu d’être vu pour être reconnu, comportement qui semble répondre au précepte « je suis vu, donc je suis » (Birman, 2011, p. 39) ; et d’autre part, il repose sur la volonté de « voir » l’Autre évoluer sur le Web. Internet représente en somme une plate-forme où les regards se heurtent et se rencontrent.

Cependant, grâce aux nouvelles technologies de l’information, le regard a aussi gagné en capacité : celui-ci peut voir beaucoup et ce, en peu de temps et de manière constante ; il peut saisir les informations et leurs détails, mais aussi revoir autant qu’il le souhaite, analyser, décortiquer. Or, ces flux communicationnels dans lesquels est plongé l’individu affectent son regard et le déshumanisent : il ne peut plus cerner le caractère profond de l’image et celui de la personne représentée. La relation à l’Autre pâtit alors de ce rapport d’aliénation : il réifie l’altérité qui n’est plus regardé avec considération ou empathie ; son image photographique se suffit à elle-même, et puisqu’il n’est que ce qu’il est représenté, son image peut alors être modifiée, partagée, déformée, commentée, troquée, caricaturées…bref jugée pour son apparence et non pour son contenu ou son sens profond. Le sujet de l’image et le sujet du regard deviennent alors distincts : l’un domine l’autre, interdisant irrémédiablement l’échange des regards entre eux (Taïeb, 2004, p. 71).

Or, les façons de regarder l’Autre ne sont jamais sans conséquence ; elles menacent l’intégrité de la personne lorsque les critiques sont trop acerbes. Sur la Toile, « le moindre mouvement oculaire parle » (Vincent-Buffault, 2004, p. 42). On parle désormais de cyber-humiliation, cyber-intimidation ou encore de cyber-harcèlement, termes se référant au regard malin et corrosif qui se délecte du malheur de l’Autre. Ainsi, « à travers le monde des écrans, c’est un monde fragmenté qui se montre, un monde de regards multiples, désaccordés les uns des autres, qui ne font plus "ensemble" » (Mongin, 2004, p. 225).
Pour lutter contre ce type de relations aliénantes qui se forment à travers l’exhibition extrême du soi et le jugement de l’Autre, un changement de regard nous semble donc indispensable ; l’individu se doit de savoir qu’il ne doit en aucun cas se contenter de l’apparence, à savoir de l’avatar ou image de l’altérité, mais solliciter et poser un regard qui accepte au-delà du visible.

Cependant, s’il existe de tels méfaits liés aux réseaux numériques, c’est en partie parce qu’Internet a, tout d’abord, permit d’augmenter et de diversifier les capacités des individus : (que) nous ne pouvons donc penser les inconvénients sans nous référer aux divers aspects positifs de ces nouvelles technologies. Ainsi, la créativité qui naît de l’interaction entre les individus, qui sont à la fois concepteurs et récepteurs des réseaux et dont les rôles permutent sans cesse, ne peut être niée. Il existe bien une profondeur réelle des usages dans la manipulation des hypertextes et des hypermédias par exemple.
L’individu est donc loin d’être un être manipulé et asservi ; sur Internet, il joue lui-même de sa relation aux systèmes et y explore le champ des possibles dans une virtualité qui justement renvoie au fait que les situations ne sont jamais prédéfinies (Levy, 1997). La société des réseaux conduit d’ailleurs à un usage multisensoriel des réseaux ce qui contribue à modifier le regard.

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[1D’ailleurs, étymologiquement, « image » signifie « qui prend la place de »

[2Pour plus d’informations sur le signe et l’icône, on pourra se référer à l’ouvrage suivant : PEIRCE C. S., Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.

[3Nous sommes conscients de l’invalidité académique et de la connotation péjorative de ce terme. Cependant, il nous semble intéressant de le mobiliser ici car il s’inscrit dans la problématique de notre article.

[4Pratique répandue selon laquelle l’individu se prendrait en photo lui-même avec son Smartphone. Il s’agit en fait d’un autoportrait, une image du Soi (d’où l’appellation « Self-ie » renvoyant au « Soi » en anglais).

[6Pour plus de détails, on pourra se référer aux articles suivants : DILMAÇ J. A. (en instance de publication). « représentation et mise en scène de soi sur Internet : De la recherche de reconnaissance au risque d’humiliation », Cahiers Interdisciplinaires de la Recherche en Communication AudioVisuelle - CIRCAV, 17 pages ; DILMAÇ J. A., « Looking for the gaze : the case of humiliation in the Digital Era », Journal of Academic Inquiries, 1, 9, 2014, pp. 183-204.

[8L’agression d’un enseignant dans un lycée de Porcheville ou encore la vidéo du viol d’une adolescente à Nice sont des exemples probants de happy slapping vécus en France.

[10On a notamment parlé du « Hollande Bashing » mais d’autres personnalités publiques en ont été victimes telles que Gérard Depardieu, Ségolène Royal, Raymond Domenech ou encore Sarah Palin et George Bush.

[11Pour plus d’informations, on pourra se référer à DILMAÇ J. A. (en instance de publication). « Looking for the gaze : the case of humiliation in the Digital Era », Journal of Academic Inquiries, 19 pages.

[12Pour illustration, on pourra se référer au cas de Justin Bieber dont toutes les vidéos sur Youtube ont été supprimées. http://www.public.fr/News/Justin-Bieber-un-hacker-le-fait-disparaitre-d-Internet-103259
Ou encore celui de Nabilla, célébrité de Télé Réalité, qui après avoir gagné une grande visibilité au sein des médias, s’est vu sa fiche Wikipédia effacée d’Internet.
http://www.legorafi.fr/2013/04/30/apres-nabilla-wikipedia-menace-de-retirer-les-pages-de-dave-mickael-vendetta-woodkid-et-frederic-lefebvre/

De l’oeil au regard

La revue InFluxus propose aujourd’hui ce numéro spécial consacré aux notions de vision(s) et de regard(s) en s’interrogeant plus spécifiquement sur la nature matérielle et immatérielle du regard de l’artiste et du spectateur, parfois entre connivence et crainte, compréhension dans un langage commun ou conflit entre intentions et interprétations. Dans un souci de donner un moyen d’expression à ceux qui explorent des voies inventives, soucieux aussi de sortir des champs de recherches jalonnés, pour déployer une approche critique par le croisement des sciences, ces articles de divers horizons contribueront, nous l’espérons, à poursuivre la réflexion et à préciser la notion du « voir » dans le champ des sciences humaines. Voir ou ne pas voir, croire ou ne pas croire, l’œil et le regard traduisent bien plus que l’expression d’un sens, ils aident à la captation du fait personnel, social, institutionnel ou culturel.