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Skateboard & Espace Public. Quelques éléments de compréhension et d’explication - Numéros - Jeunesse et appropriation de l'espace public - Influxus
explorations - nouveaux objets - croisements des sciences

Référence

Christophe Gibout, « Skateboard & Espace Public. Quelques éléments de compréhension et d’explication », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 2 septembre 2016. URL : http://www.influxus.eu/article1047.html - Consulté le 16 mars 2024.

Skateboard & Espace Public. Quelques éléments de compréhension et d’explication

par Christophe Gibout

Résumé

Partant de quatre scènes compréhensives succinctement présentées qui sont autant de situations socio-spatiales dont sourdent des rapports des skateboarders à la Publicité et à l’espace urbain - situations en apparence largement distinctes par leur lieu et leur histoire, par leur organisation interne et leur(s) rapport(s) à l’environnement immédiat -, il s’agit de (dé)construire certaines catégories d’analyse de l’espace public en partant de cet « objet » singulier qu’est la pratique du skateboard comme « activité physique de pleine nature urbaine ». Considérant que ces nouvelles pratiques, figures toujours plus ordinaires de l’urbain généralisé au sein des villes occidentales contemporaines, inventent de nouveaux espaces, cet article procède d’un questionnement de l’objet susmentionné à l’aune de quatre dimensions spécifiquement mises en exergue. La première dimension interroge la logique de don (Mauss, 1950) et de sacrifice (Simmel, 1900) au cœur de l’échange social des skateurs entre eux et avec les autres usagers de l’espace public. La deuxième dimension interpelle les frontières internes et externes à la pratique sociale (Gilchrist & Wheaton, 2011 ; Laurent, 2012 ; Mauss, 1967 ; Simmel, 1908). La troisième dimension sollicite les effets de temporalité et de mémoire dans l’édiction d’une spatialité propre au skateboard (Certeau, 1980 ; Halbwachs, 1950 ; Lebreton, 2010). Enfin, la dernière dimension sonde les formes bricolées de l’engagement politique des usagers (Beal, 1995 ; Habermas, 1981 ; Lefebvre, 1968 ; Pedrazzini, 2001 ; Saravi, 2011). Ces dimensions constitutives de l’espace public – ici de la pratique du skateboard – suggèrent alors un espace public « mosaïque » (François & Neveu, 1999) dont la « valeur spatiale » (Lussault, 2003) s’articule autour d’une série de couples en situation dialectique.

Abstract

Based on four experiences shortly presented which testify to relationships between skateboarders and public space, this article propose an opportunity to deconstruct the social category of public space through an analysis of skateboard as a physical activity in/of urban open air. Four dimensions are examined. The first one concern the gift (Mauss, 1950) and the sacrifice (Simmel, 1900) as they organized relationships between skateboarders. The second concern the borders into and outside the sport group (Gilchrist & Wheaton, 2011 ; Laurent, 2012 ; Mauss, 1967, Simmel, 1908). The third shows how the effects of memory and temporality Create a spatiality which is singular to the skateboard (Certeau, 1980 ; Halbwachs, 1950 ; Lebreton, 2010). Fourthly, are considered “tinkered commitments” of skateboarders within their relationship to the institutions and other groups (Beal, 1995 ; Habermas, 1981 ; Lefebvre, 1968 ; Pedrazzini, 2001 ; Saravi, 2011). Finally, skateboarding could be seen as a “ Mosaic public space ” (François & Neveu, 1999) whose " spatial value " (Lussault, 2003) is articulated around a series of dialectical situations.

Scène 1. Il est 15 heures passé de quelques minutes ce mardi de septembre 2006 lorsque Julien, skateur confirmé, est interpellé par la police municipale de Montpellier alors qu’il s’essaie à quelques figures acrobatiques sur un de ses spots favoris, la Place Albert 1er. Cela faisait une demi-heure environ qu’il traversait le parvis de l’église à vitesse coulée, sautant les quelques marches précédant les rails du tramway, glissant sur la wax qu’il avait préalablement déposé sur le bord empierré d’un massif arbustif pour concomitamment le rendre plus « glissable » et le protéger des chocs de sa planche, évitant soigneusement les trottoirs opposés où quelques commerçants bien identifiés se plaisaient à se plaindre du bruit inhérent à la roule urbaine et du stress généré sur leur clientèle respective. Ils ne lui ont laissé aucune chance de fuite ou d’échappatoire dans une des artères adjacentes et l’ont « pincé les doigts dans le sac », ou plus exactement les pieds sur la planche. Il tente bien une négociation, plaidant un comportement responsable, évitant les sorties d’école, les heures d’office ou les jours d’influence dans les comportements d’achalandage, slalomant « au large » entre les très rares passants… Rien n’y fait. En application d’un arrêté municipal interdisant la pratique en dehors des espaces qui lui sont expressément dévolus, la double sanction tombe : procès-verbal de première catégorie qui le renvoie à une appartenance à un groupe social délinquant au même titre qu’un vulgaire contrevenant routier, confiscation de l’objet du délit – pour l’anecdote un matériel plutôt en fin de vie mais précieux au regard d’un coût assez prohibitif même pour un jeune issu de classes moyennes intellectuelles supérieures. Julien repart, furieux, en direction de son domicile, lançant une rafale de SMS pour prévenir les membres de la communauté qu’il connait de cette nouvelle donne et invitant à réfléchir à d’éventuelles conséquences quant au futur de la pratique dans la ville de Montpellier : stratégies de riposte, de prévention ou d’évitement, déplacements vers d’autres spots, espacements des sessions locales, protestation auprès de l’élue, etc.

Scène 2. En ce début de printemps 2005, les lumières vacillent sur la place Jean Bart à Dunkerque au motif d’un temps entre chien et loup qui rend la pratique de la roule urbaine assez incertaine. Pourtant, Jonathan, Marc et leur copain ne peuvent se résoudre à quitter les lieux et se lancent, une énième dernière fois, dans un sprint slalomé entre des blousons et des sacs disposés à même le sol. Un vendeur en téléphonie les hèle et leur demande de déguerpir car ils font un « boucan d’enfer, qu’à part au moment du carnaval [il n’] y a pas pire !!! ». Une provocation – assez disproportionnée au regard de la réalité du bruit généré - dont les jeunes skateurs sont coutumiers mais à laquelle ils ne font guère attention. Comme s’ils étaient sûrs de leur bon droit. Un peu plus loin en effet, sur un banc, un papy se lève assez prestement et quitte temporairement ses compagnons d’âge pour venir les rejoindre. Et, contrairement à ce que le quidam aurait pu supposer, il se place délibérément à leurs côtés, suggérant une ancienne transaction entre différents groupes d’usagers de cet espace public de centre-ville (Gibout & Lebreton, 2014). « Non mais, ils ne font pas de mal… Et, en plus, on s’était mis d’accord avec eux… Pas trop tôt pour pas gêner la sieste, pas à la sortie de l’école à cause des bazars [les planches] dans les chevilles… Non, ils sont réglos. Faut pas les [embêter] avec ça !!! ». Triomphants, les 3 copains bombent le torse et lancent un sonore remerciement appuyé d’un large signe de main. Puis, avisant l’horaire, ils remballent leurs affaires et annoncent un repli vers un hangar du port, « afin de respecter ce que l’asso[ciation] a dit ! ». La personne plus âgée repart, l’œil goguenard, prendre sa place sur le banc. « C’est bien les jeunes, c’est çà… Et à bientôt !!! ».

Scène 3. Marseille. Vacances scolaires en avril 2006. En plongeant du quartier du Pharo pour longer les plages du Prado, le bowl surgit arrogant et fier à l’escale Borely. Inauguré en 1991, il se scinde, virtuellement, en 3 parties. Tout d’abord, il y a le spine, composé de deux half-pipes séparés par l’arête qui lui donne son nom. Ensuite, viennent, figurant un trèfle, trois petits bowls de tailles différentes, les deux plus petits formant un huit et une méga (2,70 m de haut) pour les plus audacieux. Enfin, la mini est un espace réservé à la pratique street. Le lieu voit se croiser skateboards, rollers ainsi que BMX qui s’y succèdent sur de larges plages horaires au motif qu’un éclairage nocturne et qu’une desserte satisfaisante en transports en commun rendent son utilisation plus aisée. L’installation du skatepark au cœur de la Cité phocéenne correspond aussi à un mouvement global de prise de conscience, d’abord, d’une montée en puissance des pratiques sportives auto-organisées (Chantelat et al., 1996) et, ensuite, d’une motivation des néo-sportifs à chercher dans des facteurs intrinsèques à la pratique elle-même et non plus extrinsèques (Recours et al., 2004). Mais, ce qui frappe ici, c’est d’abord l’esprit compétitif qui sourd du lieu et qui, au moins en partie, est imputable aux configurations spatiales à l’œuvre (Laurent, 2010). Les usagers sont nombreux, essentiellement autochtones mais aussi quelques étrangers qui connaissent la réputation du bowl marseillais au motif de son apparition dans un légendaire jeu vidéo de skate Tony Hawk Pro Skater [1] . D’autres encore savent que transpirent ici des sagas quant à l’histoire compétitive de la pratique (présences très régulières de compétitions internationales à l’instar du Quiksilver Bowlrider, de l’Orange Massilia Freestyle Cup, du Pro Bowl Contest et autres étapes marseillaises du circuit professionnel international) et à l’utilisation du lieu dans de multiples vidéos qui hantent les sites internet généralistes ou dédiés à la pratique. Si j’emploie le mot saga, c’est à dessein car se sont construites ici des légendes des débuts de la discipline, des cycles compétitifs épiques – réels ou virtuels via les jeux vidéo – qui ont contribué à la mythologisation du lieu au sein de la communauté de pratiquants (Cretin, 2007 ; Laurent, 2012). Le bowl marseillais autorise d’ailleurs, à un niveau performatif élevé (surtout à l’époque de sa création), les combinaisons entre les quatre principales catégories de Tricks (figures acrobatiques) : les flips et les grabs, gestes qui s’effectuent en l’air, les grinds et autres slides sur une barre et, enfin, les copings. Ici, quel que soit le niveau de pratique, l’âge ou le groupe d’appartenance du pratiquant (L’Aoustet & Griffet, 2001), il n’y a, très souvent, que deux engeances. Vaincre ou partir. La répartition de l’espace s’opère selon un mode de régulation tacite mais immuable. Les différents groupes se répartissent les différents lieux mais l’implantation est éphémère et transitoire. Ce sont la force du nombre et plus encore la qualité technique comparée des groupes qui conduit à des reconfigurations continues. Et gare à celui qui ne partirait pas assez vite – et volontairement - pour laisser la place à un plus « expert » que lui. Des rappels à l’ordre – d’abord verbaux puis très vite physiques - s’opèrent rapidement par les groupes qui, chacun, s’agrègent autour d’un leader charismatique et technique (Gebauer, 1998). Les entrées dans le bowl sont contrôlées à l’interne des groupes de pratiquants selon les activités et le niveau performatif, les autres restent « sur le bord », faute de pouvoir s’imposer.

Scène 4. Plage de Calais, été 2004. Milieu d’après-midi. Légèrement en retrait de la zone de jeux de sable, presque en face de la camionnette du glacier qui diffuse une musique aussi lancinante qu’est criard son coloris. Stevens et ses camarades Kevin et Djezon [2], trois adolescents calaisiens, sont là depuis plusieurs heures à tourner sur la rampe un peu décatie qui trône maigrelette au pied des immeubles de front de mer. Quelques jeunes touristes belges et/ou néerlandais s’aventurent à proximité de la zone d’activité. L’un a son propre matériel qu’il exhibe fièrement en le faisant tourner autour de sa taille tandis que les trois autres sont venus directement de la plage, les mains dans les poches et les pieds dans des sandales. Les groupes se regardent quelques instants en chiens de faïence. D’un côté comme de l’autre, les chuchotements vont bon train. Quelques gentilles moqueries réciproques, certains rapides commentaires sur les tenues respectives et sur les figures tentées par les trois Français. Le Flamand équipé pose sa planche au sol à l’entrée de la rampe. Il regarde autour de lui et s’élance. Ces copains de circonstance l’encouragent dans la langue de Louis Paul Boon. Les autochtones sont interloqués. Non seulement il n’a pas exprimé un désir d’entrée mais, en plus, il se révèle bon technicien. Cette dernière qualité devient un sésame pour le groupe, comme si jouait un primat à la (pé)dextérité. Le plus techniquement audacieux des francophones se lance à son tour, il le défie, presque gentiment. Son camarade, moins hardi en glisse mais plus téméraire en langue anglaise, interpelle les autres restés sur le côté. Il engage la conversation, mêlant vocable disciplinaire, balbutiements anglophones et autres anglicismes… Et cela fonctionne. En face, un autre répond, avec force gestes et mimiques. Un partage de la rampe s’opère, avec une alternance de pratiques de chaque groupe auxquels s’entremêlent quelques défis réciproques. Un accord est même tacitement trouvé afin de partager les boards quelques moments et de ne pas frustrer ceux qui en sont dépourvus. Les deux groupes coexistent et, plus encore, ils présentent aux rares badauds présents quelques échanges baragouinés. L’après-midi s’étire. Un Flamand est parti rejoindre ses parents à leur appel à quitter la plage. Soudain, déboule un chien qui se jette dans les pattes des skateurs. Il se met à couiner en rejoignant son maitre qui se précipite, canette d’une main et gosse de l’autre, en invectivant les rouleurs. Les deux groupes qui s’étaient rapproché sans jamais ne faire un s’allient alors illico pour faire face. Les avanies et autres injures fusent mais les jeunes font front et semblent l’emporter. Le maitre du chien s’éloigne en vociférant. Puis, dans un brusque mouvement, fait demi-tour pour venir baffer le jeune autochtone qui a heurté son animal. Ce dernier l’évite d’un geste rapide et, de loin, le nargue. Furieux, l’autre personnage attrape sa bouteille et la fait voler en mille éclats sur la rampe qui se couvre de tessons et de liquide… « Bien fait pour vot[r]e gueule, bandes de petits cons… Dégagez ! Pas de jeux de pédés ici… ». Un Maitre-Nageur- Sauveteur qui a été témoin de la scène s’approche et lui demande illico des excuses… La tension retombe pourtant devant les mots maugréés et la fuite de l’homme agressif impressionné par le gabarit de la tierce personne. Mais, pour les six jeunes skateurs restant, la séance est finie. Rendue, au moins temporairement impraticable, la rampe est rapidement désertée. La session dissipée, l’espace est rendu à sa vacuité ; aire de jeux désolée encombrée de débris où, peut-être, quelques jeunes plus encore désœuvrés en cette période estivale viendront, le soir, se retrouver autour de quelques taffes et d’un pack de bières.

Des situations séparées mais rassemblées…

Quatre lieux différents, quatre expériences distinctes. Peu de liens immédiatement crédibles sinon le fait que nous en fûmes le témoin au cours d’enquêtes nous ayant conduit à arpenter divers terrains de pratique du skateboard pendant plus d’une douzaine d’années. Et, surtout, l’évidence d’une apparente homologie des pratiques ludo-sportives qui s’y organisent et la question des formes possibles d’espace public à l’œuvre sur chacun d’entre eux. Une analyse comparée des situations s’impose à nous comme une évidence, en ce qu’elle offre une opportunité de construire, déconstruire et reconstruire certaines catégories d’analyse de l’espace public appliquée à l’objet « Activité physique, sportive et/ou artistique (APSA) de pleine nature urbaine » [3]. Si la question n’est pas foncièrement nouvelle (Adamkiewicz, 1995 ; Beal, 1995 ; Calogirou & Touché, 1995 a & b ; Chantelat et al., 1996 & 1998 ; Gibout, 2004 a & b ; L’Aoustet & Griffet, 2001 ; Loret & Waser, 2001 ; Pedrazzini, 2001 ; Pégard, 1998 ; Stratford, 2002 ; Wooley & John, 2001), elle s’actualise au motif des changements à l’œuvre dans les pratiques depuis une trentaine d’années, rappelant incidemment combien de « nouvelles pratiques » inventent de « nouveaux espaces » [4] (Bessy & Hillairet, 2002). Bien que présentement il s’agisse davantage d’ « innovations de croissance » que d’ « innovations de rupture » (Rémy, 1996), les hybridations et autres modes d’agir, de faire et de penser qui en découlent obligent à repenser, au moins partiellement, les interprétations de ce qui est donné à voir au cœur des rues et places des villes occidentales (Carrion, 2007 ; Escaffre, 2011 ; Gibout, 2009 & 2013 ; Gibout & Lebreton, 2014 ; Gilchrist & Wheaton, 2011 ; Laurent, 2012 ; Lebreton, 2010 ; Saravi et al., 2011 ; Wheaton, 2013).
Autre élément transversal à ces quatre scènes, leur inscription dans la complexité du social et des tensions qui le structurent. En effet, ainsi que le remarquait Georges Gurvitch, La « réalité sociale (…) [est] caractérisée par un enchevêtrement inextricable de tensions dont les degrés d’intensité varient (…) Dans le phénomène social total, s’opposent les éléments astructurels, les éléments structurables (mais non structurés), les structures et les organisations. Sur un plan horizontal, nous observons les conflits entre les manifestations de la sociabilité, entre les groupes particuliers, (…) entre les classes et à l’intérieur de celles-ci (…). Sur un plan vertical, la base morphologique, les organisations ou appareils, les conduites régulières : rites, coutumes, pratiques, modes (…) attitudes collectives, symboles, conduites novatrices et créatrices, valeurs et idées collectives, enfin la mentalité collective » (Gurvitch, 1950 : 37). De facto, les différentes situations présentées précédemment soulignent les formes de l’espace public à l’œuvre, à la fois horizontalement, quant au partage d’un emplacement et quant à la possibilité d’une parole commune à l’intérieur d’une même communauté, et à la fois verticalement, quant aux interactions entre acteurs inégaux au sein d’un même lieu. Le tout posant in fine la question de la gouvernance urbaine et des espaces publics où, de plus ou plus, les skateurs aspirent à « sortir de la marge » pour entrer dans une véritable relation socio-spatiale (Stratford, 2002). Ce sont là les lignes de force qui seront croisées et interrogées en tant qu’elles autorisent une relecture de la pratique du skateboard à l’aune de quelques théories socio-anthropologiques de l’espace public.

Don et Sacrifice au cœur de l’espace public des skateurs

En relisant ce qui se joue sur ces terrains à l’aune de Marcel Mauss (1950) et de Georg Simmel (1900), est constatée la véritable ambiguïté de l’échange, lequel est constitutif de l’être-ensemble et du faire-société. La possibilité de l’espace public repose ainsi sur l’existence d’un échange et d’un sacrifice ; il s’agit de « céder de soi pour la relation à autrui » (Papilloud, 2002 : 84), le devenir en relation a pour prérequis l’abandon d’une part de soi qui est offerte à l’autre, et réciproquement.
Ainsi les skateurs sont dans cette logique du don et du sacrifice comme condition préalable à leur entrée dans la relation à autrui ainsi que dans l’espace à partager. Pour accéder aux espaces de pratique, et plus encore pour accéder aux groupes de pratiquants, ils doivent faire montre de leur aisance technique et de leur intériorisation des normes du groupe. Ce faisant, histoire de participer à l’espace commun qui se fait jour, ils sacrifient une part d’eux-mêmes au profit de la possibilité d’un partage commun. L’acceptation de l’autre au sein des espaces de pratique repose sur une incertitude, celle de ne pas s’en faire éjecter ultérieurement et que le troisième temps de l’obligation du don assure un accès au lieu et/ou au groupe. Cela est encore plus vrai lorsque surgissent des logiques claniques et ou communautaires qui accroissent l’incertitude de la situation. Mais, le surgissement d’alliances de circonstances (Caplow, 1971) permet également de tempérer les situations de blocage et les confiscations définitives de l’espace ludique par un groupe ou un autre. S’instaure ainsi une gestion inégalitaire de l’espace public mais au sein duquel se construit un compromis pratique sur les usages partagés de cet espace, personne ne voulant prendre le risque d’une position écrasante qui serait radicalement remise en cause, personne ne voulant obérer la possibilité de l’être-ensemble, même si chacun apprécie un rapport des forces en présence en sa faveur (Blanc, 2012).
A l’identique, dans les villes répressives, les rapports entre skateurs et instances politiques et policières locales souscrivent à ce principe de substitution. Le pari de la fréquentation d’un lieu où la pratique est rigoureusement interdite repose ainsi que l’acceptation assumée et revendiquée par les usagers eux-mêmes, de la possibilité ‘une sanction financière ou matérielle. Ce pari repose également sur l’acceptation de la l’éventualité d’une fuite ou d’un départ inopiné empêchant la fin de l’action ludo-sportive, ceci afin d’échapper aux forces de l’ordre.

La frontière comme élément de construction de l’espace public

En prenant appui sur les mêmes auteurs, nous constatons la nécessité de la frontière au cœur de l’espace public. Qu’elle soit directement liée à la morphologie sociale et contingente à toute relation sociale concrète (Mauss, 1967 : 24-25) ou que « l’unité de l’effet de réciprocité, du rapport fonctionnel de chaque élément à tous les autres trouve son expression spatiale dans la frontière qui en impose un cadre » (Simmel, 1908 : 694), la frontière apparaît comme une garantie de la co-habitation et de la co-existence dans un même espace. En quelque sorte, elle assure la poursuite des relations. Elle l’assure dans le sens où elle la rend plus sûre ; elle l’assure dans la mesure où elle lui offre un cadre de garantie propre à rassurer chacun quant à la possibilité individuelle dans le collectif, la possibilité d’un quant-à-soi dans un espace commun.
Cette sociabilité bornée se retrouve parfaitement chez les jeunes urbains dans leurs activités de loisirs. Ainsi, si le skate-park paraît, de prime abord, un espace libre d’accès – ce qu’il n’est d’ailleurs pas -, les impératifs de la cohabitation des différents publics contingentent leurs pratiques respectives. Entre les différentes activités physiques, entre les multiples groupes d’âges, de niveaux, d’origine(s) géographique(s) ou culturelle(s), se dessine par confrontation des positions initiales et par frottements des comportements, une cartographie des lieux qui s’ajuste au rapport de forces à l’œuvre dans l’ici et le maintenant. L’intérêt bien compris de chacun est de bénéficier au maximum de l’espace mis à la disposition des différents publics. Pourtant, inévitablement, la pratique de l’un obère celle de l’autre dans l’absolu de sa liberté. Pourtant, le rapport de forces est, stricto sensu, rarement de mise. Se déploie une forme de régulation qui repose sur la mise en place explicite de ligne de partage et de frontières dans le temps et dans l’espace qui permettent à chacun – groupe ou personne – d’y trouver au mieux sa place. La frontière est ainsi à la fois ce qui sépare et ce qui relie. Elle est à la fois facteur de proximité et facteur de distanciation. La fréquence de la proximité spatiale vient d’abord renforcée ce lien social, en ce qu’elle finit par induire une interconnaissance entre les personnes fréquentant les mêmes lieux ainsi qu’une forme de prédictibilité réciproque des comportements des uns et des autres. Mais, parce qu’il existe une différence entre eux et nous, la frontière vient opportunément rappeler les différences culturelles ou sociales ; elle opère un distinguo entre les individus et/ou les groupes, autorisant les comportements de confrontation et de collaboration conflictuelle au cœur de l’espace commun. Si les skateurs « experts » peuvent imposer une occupation plus longue et plus extensive de telle ou telle place aux « amateurs » et autres « débutants », c’est au motif de différences culturelles. Mais, ils n’annihilent pas leur possibilité de s’exprimer avec une planche aux pieds car, probablement, certains s’amélioreront et acquerront les codes, normes et valeurs propres à la pratique du skate, par-delà ces segmentations internes. Pareillement, la confrontation régulière avec d’autres groupes d’usagers de l’espace public (commerçants, chalands, riverains, protecteurs du patrimoine, parents d’élèves, etc.) permet de rappeler à chacun les différences ontologiques qui président aux logiques comportementales des uns et des autres. Certes, nombreux sont ceux qui, bon an mal an, finissent par les rencontrer et tentent de se faire une place au cœur des dispositifs de la citoyenneté locale. En créant des associations, en acceptant de négocier - c’est-à-dire de céder sur certains points pour se garantir une possibilité de skating -, les skateurs n’entendent plus rester « sur le bord » (Stratford, 2002), dans cette marge culturelle où l’imaginaire public leur confine (Gilchrist & Wheaton, 2011 ; Laurent, 2012), mais veulent prendre pied dans l’espace public, participer à une gouvernance concertée, d’abord quant à l’occupation des espaces publics, ensuite quant à la définition même d’une urbanité qui ne soit pas exclusivement mercantile ou corporate (Daskalaki et al., 2008) mais de l’ordre du rêve et de l’imagination (Calogirou & Touché, 1995-b), davantage une urbanité sportive (Escaffre, 2011) ou même, plus encore, une urbanité ludique (Lebreton, 2010).

L’espace public du skate : un construit du temps et de la mémoire

D’un panorama de situations repérées par d’autres chercheurs dans le monde occidental à mes propres recherches, surgissent presque invariablement l’interaction entre le temps et l’espace (Certeau, 1980) et l’incidence mémorielle (Halbwachs, 1950) qui lui est indexée.
La première question du lien entre temps et espace réside dans la façon dont l’espace partagé est d’abord le lieu d’avènement d’un récit, lequel est cette parole qui surgit de la confrontation d’acteurs individuels et collectifs dans cet espace. L’espace est donc, à la différence du lieu, un « croisement de mobiles (…) saisi dans l’ambiguïté d’une effectuation, mué en un terme relevant de multiples conventions, posé comme l’acte d’un présent (ou d’un temps), et modifié par les transformations dues à des voisinages successifs » (Certeau, 1980 : 172-173). En entrant dans l’espace public, qui plus est sans y être nécessairement attendus ou bienvenus, les skateurs font surgir un discours. Ils obligent autrui à prendre position quant à leur propre existence et à leur (il)légitimité à postuler à une place dans l’urbain contemporain. De ce point de vue déjà, les skateurs sont donc des acteurs qui autorisent possiblement à l’avènement de discours concurrents et avec lesquels ils aspirent au dialogue et à la construction d’une parole commune.
« Une différence entre espace et temps donne la suite paradigmatique : dans la composition de lieu initial (I), le monde de la mémoire (II) intervient au bon moment (III) et produit des modifications de l’espace (IV). Selon ce type de différence, la série a pour commencement et pour fin une organisation spatiale ; le temps y est l’entre-deux, étrangeté survenue d’ailleurs et produisant le passage d’un état des lieux au suivant. En somme, entre deux équilibres, l’irruption d’un temps » (Certeau, 1980 : 128). Ce rapport ténu entre temps et espace est récurrent au sein des groupes de skateurs. A l’interne, se négocient les lieux et les temps de rencontre et de pratique, les premiers interférant sur les seconds et réciproquement. Taille de l’effectif, probabilité d’autres occupants sur place, occurrence de présences non désirées (forces de l’ordre, « débutants » pour les « experts », etc.), envie (ou non) d’échanger ou plutôt de performer, etc. Tout cela construit un espace-temps jugé plus opportun ou plus propice qui va directement interagir avec les formes du lien social à l’œuvre au sein des espaces concernés. De même, le caractère itératif de la présence sur un même lieu est souvent matérialisé par la capacité des membres du groupe à le dénommer par un vocable commun qui parfois leur est propre et se fonde sur des événements singuliers de la vie du groupe ou encore par l’adjonction de signes ou stigmates qui inscrivent dans la matérialité, et symboliquement « dans le marbre », la régularité de la présence des skateurs (i.e. wax sur les parapets). Et cette inscription territoriale va constituer un mode d’entrée privilégié dans l’espace public et un levier intéressant à mobiliser pour justifier la légitimité accrue de la parole et des intérêts du groupe dans les processus de concertation et de participation de plus en plus présents à l’échelle locale.
La question de la mémoire collective passe par une prise de conscience d’un soi collectif laquelle suppose un effort de positionnement social, et souvent spatial au travers de lieux de positionnement de l’identité collective et de rites qui l’entretiennent (Halbwachs, 1950). Ainsi, les skateurs s’efforcent, çà et là, de s’organiser et de se fédérer, en particulier pour mieux résister aux autres acteurs impliqués dans l’espace urbain au sein duquel ils interagissent. Pour réussir ce pari d’une conscience collective, ils s’inventent une mémoire collective à la faveur d’un manège incorporant des traces matérielles et/ou des formes de rites, éprouvant ici un modèle présent dans des groupes minoritaires et autres communautés comme celle des compagnons (Guédez, 1994). Au moyen de cette incorporation d’objets matériels et symboliques en lien avec le présent (rites, épreuves d’intégration, contraventions, photos, vidéos en ligne, récits et autres légendes urbaines sur des exploits sportifs plus ou moins réels, etc. cf. Cretin, 2007 & Laurent, 2012), il ne s’agit pas tant de conserver un passé que de créer un continuum mémoriel entre le passé et le présent afin de projeter le groupe social ainsi constitué dans un avenir possible.
C’est de ce double surgissement du temps et de la mémoire que peut surgir la possibilité d’une forme partiellement renouvelée d’engagement public.

L’espace public du skate : un engagement bricolé

Si d’aucuns ont pu mettre en évidence la culture populaire comme site possible de résistance sociale, cette expérience doit être examinée quant à ce qui se passe dans l’univers du skateboard. Ainsi que le montre Becky Beal (1995) dans la continuité des travaux de Gramsci (1959), la sous-culture de la planche à roulette est décrite comme une forme de culture populaire qui résiste aux relations sociales capitalistes et permet d’envisager des reconfigurations de l’espace public (Carri ?n, 2007). La résistance particulièrement explicite de ses pratiquants et pratiquantes suggère également un cadre d’analyse qui hésite entre la poïétique chère à Michel de Certeau (1980) et les hétérotopies propres à Michel Foucault (2009).
Les travaux de chercheurs comme Escaffre (2011), Gilchrist & Wheaton (2011), Laurent (2012), Lebreton (2010) ou Saravi et al. (2011) persuadent d’une pratique de glisse ou de roule urbaine qui « n’est pas si futile qu’elle y paraît et signe un acte politique qui invite à penser les protagonistes comme des citoyens » (Saravi et al., 2011 : 141). Ces diverses études, dans le dépassement de ceux d’olivier Pegard (1998) et d’Yves Pedrazzini (2001), insistent sur le fait que, dans le cadre d’une exploration spatiale et/ou d’un hors-piste urbain, il ne s’agit pas seulement de révéler une modernité urbaine ou une forme d’échappatoire à la monotonie du réel mais bien de proposer une alternative aux manières de vivre et de penser l’urbain.
D’une part, la littérature sur les usages de l’urbain par les skateurs nous instruisent d’un rapport bricolé, rusé ou détourné de l’environnement social, culturel ou spatial qui permet à l’Homme ordinaire de s’échapper, au moins partiellement, de la logique de l’ordre dominant. Si la logique sociétale impose des places, des rôles et des objets à consommer selon un certain ordre, l’individu ordinaire « se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon » (Certeau, 1980 : 347). Si, d’en haut, semble s’imposer une forme de lecture du monde au moyen d’un usage réglé et systématique d’objets, en pratique, des tactiques permettent de retrouver une forme de liberté individuelle dans la cadre global de l’imposition et de la contrainte collectives (Certeau, 1980). Empruntant à ce dernier auteur, Michel Lussault (2000) pointe des « discours cheminatoires » et autres « rhétoriques piétonnières » : modes alternatifs de se déplacer et de (se) jouer avec les normes et usages préconstruits l’espace urbain dont les skateurs sont les illustres délégués tant ils s’amusent des contraintes formelles (couloirs dédiés, parapets, rampes, etc.) et retrouvent – se bricolent – une marge d’autonomie pour décider de leurs déplacements ou des chemins qu’ils empruntent. Au-delà même du témoignage de leur capabilité à esquiver des points qui leur sont imposés ou à ne pas respecter des indications ou recommandations, ces skateurs tissent aussi un cheminement urbain qui peu à peu esquisse leur imaginaire de cette ville et finit par dire des choses de/sur ce(s) lieu(x). Certes un discours à un état sans doute peu formalisé mais néanmoins bien perceptible quant à sa capacité à définir des hauts-lieux et des bas-lieux alternatifs à la culture dominante dans l’urbain, à envisager des formes et des modalités de mobilité et de sociabilité qui rompent, au moins partiellement, avec la culture de masse.
D’autre part, nombre de skateurs contemporains envisagent également leur relation à l’espace public comme une relation à un espace concret qui héberge l’imaginaire et peut être mis à profit pour une possible mise à l’écart d’un groupe. Comme nombre d’hétérotopies (Foucault, 2009), ces espaces sont alors des espaces d’illusion, d’utopie et d’uchronie, qui se ferment et s’ouvrent alternativement à leur environnement. De nombreux skateurs ne se résignent pas au monde qui les entourent ; ils entendent y bouleverser l’ordre des territoires en proposant une vision moins consumériste et moins matérialiste, plus poétique et plus politique de la ville contemporaine, dont ils s’imaginent pouvoir être des acteurs et des décideurs dans une logique démocratique plus participative (Gibout & Lebreton, 2014). D’une certaine manière, peut être ici actualisée la revendication d’un « droit à la ville » (Lefebvre, 1968), comme droit à une « mobilité » - fut-elle alternative et/ou non-conventionnelle – et comme droit à de nouvelles aménités dans l’espace urbain. En s’engageant par leurs paroles et par leurs actes – au sens d’un agir communicationnel (Habermas, 1981)-, certains skateurs suggèrent une reconfiguration nécessaires des priorités de la qualité de vie urbaine accompagnée d’un repensé plus participatif de l’espace comme produit politique des sociétés où les individus sociaux pourraient davantage se saisir de l’invention de la ville dans laquelle ils aspirent à vivre.
S’il est permis de caractériser leurs comportements de résistance quotidiens et de mesure la mesure selon laquelle la résistance sociale peut potentiellement changer les relations sociales dominantes, nous observons qu’elle est souvent limitée par les contradictions et compromis. Les ajustements se font à la marge et ne remettent pas en cause le cadre idéologique global dans lequel s’écrit la culture fun (Gibout, 2004-a). Pour résumer, la pratique du skate se déploie dans un environnement culturel marqué par la consommation de masse – et sa logique d’individuation superficielle -, par la domination masculine, par la sportifisation et par une certaine culture de l’entre-soi. En effet, nombre de skateurs s’inscrivent finalement, au-delà de leur discours contestataire, dans une pratique consumériste assez poussée, se revendiquant d’un groupe culturel ou d’un autre concurrent, s‘accaparant les codes vestimentaires ou culturels par le moyen d’une consommation forte sinon exacerbée. Concomitamment, des comportements sexistes sont à l’œuvre dans le monde du skate (Beal, 1995), parfois plus encore même que dans la société globale (Bard, 2001) lorsqu’il s’agit pour les jeunes femmes de se faire une place dans les pratiques sportives, qui plus est auto-organisées (Gasparini & Vieille Marchiset, 2008). Par ailleurs, plusieurs enquêtes récentes témoignent d’une recrudescence de la sportifisation du skateboard. Ce dernier entre de plus en plus dans la logique du sport fédéral, appuyant sur l’exigence de l’entraînement et de la compétition, sur l’avantage à abandonner l’espace urbain pour des lieux sportifs dédiés (Laurent, 2012). Enfin, émerge une certaine culture de l’entre-soi, fondée sur la sécurisation, la régulation et/ou l’enclavement de micro-espaces dans une logique globalisante de circulation et d’hybridation accrues (Mager & Matthey, 2012). Les skateurs semblent, d’une certaine façon, pris en tenailles entre une volonté de cultiver une culture de la rébellion et de la contestation et leur désir de s’engager plus avant dans la vie publique locale afin d’y faire valoir leurs points de vue (Gibout, 2004-b & 2013 ; Gilchrist & Wheaton, 2011 ; Laurent, 2012 ; Lebreton, 2010 ; Saravi et al., 2011). L’entre-soi les protège mais ils les délégitiment dans la sphère publique où le respect de la norme est d’usage. Ils ont donc à apprécier leurs gains éventuels et leurs pertes certaines afin de transiger et d’envisager, autour de l’être-ensemble, un projet commun d’espace et de société. Une autre manière de donner corps et sens à la célèbre formule d’Henri Lefebvre (1968) : « La ville est la projection au sol des rapports sociaux ».

L’espace public du skate : une mosaïque à l’œuvre…

Les propos précédents confortent l’idée que la relation du skate à l’espace public instaure une forme d’ « espace public mosaïque » (François & Neveu, 1999) où il ne s’agit pas tant d’évoquer le déclin du dernier - ou son épuisement – que de suggérer son renouvellement et l’émergence – ou le surgissement – de formes nouvelles ou renouvelées d’investissement dans l’espace public (Meyer & Walter, 2006), dont différentes populations de skateurs peuvent – ici ou là – être de modestes acteurs individuels ou collectifs.
L’émergence d’un modèle dominant ou largement hégémonique de l’espace public laisse conséquemment dubitatif en ce que les différentes expériences sociales mises en confrontation pointent préférentiellement des différences substantielles – de forme et de fond – dans les manières d’appréhender l’espace public par les skateurs et dans les façons dont ces derniers s’y investissent plus ou moins. Tout au plus, pouvons-nous mettre en exergue un modèle « clivé » de l’ordre du « deux dans un même lieu » (Certeau, 1984 : 286) tenant en simultanéité des contraires irréductibles. La « valeur spatiale » de l’espace public – ici du skate - comme « ensemble des qualités socialement valorisables d’un espace » (Lussault, 2003 : 973) s’articulant alors bien modestement autour d’une série de dialectiques et de tensions : public/privé, physique/symbolique, identité/altérité, temps/espace, individu/société, mémoire/rite, proximité/distance.
Au final, la relecture croisée de différents travaux concernant les pratiques du skateboard dans l’espace public n’aboutit donc pas à une définition précise de ce que pourrait être l’espace public du skate. Cela nous rappelant bien que le savoir sur cet objet sociologique, comme tous les savoirs, « se caractérise donc, paradoxalement en apparence, par son incertitude, son doute, sa mobilité, sa transformation permanente, sa précarité, sa fragilité, sa nature provisoire » (Abdallah-Prétceille & Porcher, 1996 : 21)

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[1Il s’agit d’un jeu sur console vidéo basé sur l’activité de skateboard. Référé à celui qui était le plus célèbre des skateurs états-uniens de l’époque et porté par un bande-son novatrice à l’époque, il a remporté un succès planétaire, confirmé par différentes éditions (1999, 2000 & 2003) sur différents supports techniques.

[2Il s’agit là de la francisation malhabile du prénom « Jason » prononcée à l’anglo-saxonne et qui se retrouve assez communément dans la population du Nord-Pas de Calais à cette époque.

[3Les Activités physiques de pleine nature( APPN) rassemblent les activités ludo-sportives qui se déploient dans les espaces « naturels » . Ainsi que le rappelle Florian Lebreton (2010), nous proposons depuis le début des années 2000 (Gibout, 2004), de pointer l’existence d’APSA qui soient « de pleine nature urbaine » en ce qu’elles souscrivent au principe d’une relation de naturalité à l’espace urbanisé. L’urbain étant ainsi « ensauvagé » par les représentations culturelles et les rapports sociaux ; sa « valeur spatiale » comme « ensemble des qualités socialement valorisables d’un espace » (Lussault, 2003 : 973) s’organise autour de ses qualités de naturalité qui autorisent son appropriation corporelle, physique, sensible et symbolique à l’instar de ce qui se développent dans les espaces de pleine nature.

[4Il faut ici entendre les adjectifs « nouvelles » et « nouveaux » non point au sens où il s’agit présentement de pratiques inédites mais plutôt de différents agencements techniques et/ou spatiaux ainsi que de nouveaux modes de pratiquer ou de faire dans l’espace.