« (...) ce que l’on attend d’un regard humain, jamais on ne le rencontre
chez Baudelaire. Il décrit des yeux qui ont perdu, pour ainsi dire, le pouvoir de regarder. »
Walter Benjamin, 1939, p. 201
Todorov (1995) considère le besoin d’être regardé comme un besoin constitutif de l’humain : par ce comportement par lequel l’individu cherche à capter le regard d’autrui par différentes facettes de son être, de son physique, de son intelligence, de sa voix ou de son silence, l’acteur tenterait d’être reconnu par ses pairs. Par le regard, les autres confirmeraient donc notre existence. Rousseau va de même jusqu’à affirmer qu’il n’est pas d’existence humaine sans le regard que nous portons les uns sur les autres ; il nous permettrait de combler un « désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences ».
Or, aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, et notamment dans la société dite « des écrans », il semblerait que ce besoin d’être regardé soit devenu inassouvissable. Aujourd’hui, les écrans sont partout et nous permettent de voir et d’être en contact continu avec le monde. Les nouvelles technologies ont permis à l’individu de faire preuve d’ubiquité. Il peut être partout à la fois, partager ses opinions et ses photographies, apprécier ou haïr, être vu et voir l’autre, et ce, depuis une contrée lointaine à la seule force d’un clic. Toutes sortes de sites visant à s’exposer en continu ont fait surface dont Facebook, Instagram, Snapchat, Youtube n’en représentent qu’une liste non-exhaustive. L’« Avatar », à savoir l’incarnation, ou encore le « profil » sont autant de moyens usités par les acteurs pour faire acte de « présence » sur Internet (Casilli, 2010). Aujourd’hui, l’individu est confronté à « une multitude de regards qui l’observent, le scrutent ou l’ignorent, le délaissent » (Haroche, 2011, p. 85).
Par...
Nous nous intéressons ici à un texte de Schopenhauer intitulé “Dialectica eristica”, traduit en français par l’art d’avoir toujours raison [13], texte souvent qualifié de mineur ou de digression philosophique. Nous proposons alors une digression de la digression. Il ne s’agit pas de développer un propos philosophique ni une étude des jeux logiques à la mode médiévale. En fait, ce texte nous interpelle car il fait écho à l’actualité de la logique contemporaine. Dans ce texte Schopenhauer se propose de définir la dialectique comme l’art de gagner les controverses indépendamment de la recherche de la vérité ; or c’est en “libérant” les preuves formelles de la stricte recherche de la vérité que J.-Y. Girard a proposé une nouvelle théorie logique : la Ludique [Girard-01]. Dans ce texte fondateur, son auteur qualifie cette théorie d’approche purement interactive de la Logique ; nous sommes alors curieux de faire résonner cette approche radicalement nouvelle en logique mathématique dans d’autres champs concernés de près ou de loin par la logique : la dialectique ici, la pragmatique plus généralement.
Parmi les caractéristiques originales et prometteuses de la Ludique on trouve l’abolition d’une dualité qui résistait jusqu’alors en logique : la dualité syntaxe/sémantique. Le dépassement de cette dualité est l’aboutissement d’un changement de point de vue : la Ludique privilégie le point de vue internaliste ; la connaissance d’un objet ne se fait pas via le passage dans un autre monde [14], mais via le résultat de ses interactions avec des objets de même nature. Ainsi que le décrit C. Faggian [Faggian-02b], ce dépassement est réalisé dans le monde des preuves formelles par un double processus : l’abstraction de la syntaxe ; la concrétisation de la sémantique. D’une part on manipule des objets plus généraux que des preuves formelles, en particulier on donne un statut à des preuves qui se terminent par un échec...
Qu’est ce qui assure notre identité personnelle ? Les philosophes ont proposé des réponses toutes imparfaites, mais qu’il est intéressant de tenter d’ordonner. Nous pourrions sans doute traiter d’emblée l’identité personnelle comme un système d’isomorphismes, mais nous pouvons aussi tenter d’utiliser le travail en profondeur de Jean Yves Girard d’une manière plus diversifiée. La notion d’identité personnelle se révèle bien adaptée à ce genre de tentative, que nous allons maintenant développer.
Revenons sur la division des niveaux de profondeur logique que propose Girard : le niveau aléthique, (-1) qui s’intéresse seulement à ce qui est prouvable, cohérent et vrai ; le niveau fonctionnel (-2) qui traite de preuves, et peut différencier deux démonstrations d’un même énoncé, tout en disposant de critères d’équivalence entre deux preuves (isomorphisme de Curry-Howard) ; le niveau interactif (-3) qui fait jouer la dynamique de stratégies en interaction dans un jeu qui doit se terminer ; le niveau déontique (-4) qui élimine tout arbitre du jeu précédent et fait jouer des propositions qui se jugent les unes les autres, la simple poursuite du jeu faisant émerger la règle de l’interaction entre A et non A. A ce niveau, on tient compte des « localisations » des formules : chaque formule a un « lieu » disjoint de celui des autres et qui lui reste propre au cours de toutes les manipulations logiques. En particulier, à ce niveau, on peut écrire A et B= B et A, puisque le signe « = » nous informe que le A qui est à gauche de B a bien le même lieu propre que le A qui est à droite du B (même chose pour B). Mais l’identité A=A de fait pas sens, parce qu’elle ne nous donne aucune information, sauf à la lire comme une sorte d’isomorphisme entre deux copies de A : A’ et A’’, chacune de lieu propre [44] différent. Pour les identifier, il...