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Claire Calogirou
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Claire Calogirou, « Jeunes, espace public, appropriation de l’espace public », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 2 septembre 2016. URL : http://www.influxus.eu/article1039.html - Consulté le 7 octobre 2024.
Claire Calogirou
Du même auteur
Jeunes, espace public, appropriation de l’espace public
par
Résumé
De nouveaux usages ludiques et sportifs ont (re)introduit une conception nouvelle, ou plutôt oubliée, de l’espace public, bousculant les habitudes et interdits. Ces pratiques représentent une remise en cause de d'usages établis jusqu’à lors. Vécues comme gênantes, et génératrices d’insécurité, elles contrarient l'ordre établi dans l’espace public et alimentent des débats publics. Toutefois il faut signaler que le regard envers ces pratiques s’est progressivement modifié. En produisant dans la rue des spectacles de toutes sortes, elles transforment celle-ci en lieu de vie sensible. Ces pratiques mettent en scène le rapport des individus à leur environnement. Elles affirment, par leurs manières inhabituelles, minoritaires et jugées la plupart du temps dérangeantes, une manière de vivre l’espace public différemment. En s’appropriant des lieux pour s’entraîner, pour s’amuser, se retrouver entre soi, défier soi-même et les autres, les pratiquants introduisent des sensations nouvelles dans la vie quotidienne, du désordre dans le banal, du ludique dans les activités sportives et culturelles.Abstract
New playful and sporting uses have introduced a new, or even forgotten, conception of the public space, disrupting habits and bans. These practices reflect a lot of questions about established behaviors. Perceived as disturbing and causing insecurity, they destabilize the established order in the public space. However the perception on these practices has been evolving. By producing different kinds of street shows, these practices turn public space into a sensitive way. They stage people's relationships in their own environment. As well, through unusual and minority manners, which are frequently considered as disturbing, these practices assert a particular manner to live the public space. By taking possession of places for training, playing, gathering, challenging oneself and others, the players introduce new feelings in their daily life by bringing mess in ordinary, amusement in athletic and cultural activities.De nouveaux usages ludiques et sportifs ont (re)introduit une conception nouvelle, ou plutôt oubliée, de l’espace public, bousculant les habitudes et interdits. Le Parkour, flashmob, danses de rue, skateboard, roller, bmx, basket de rue, musiciens de rue, graffiti/street art, base jumping urbain, golf urbain...ces pratiques représentent une remise en cause d’usages établis jusqu’à lors. Vécues comme gênantes, et génératrices d’insécurité, elles contrarient l’ordre établi dans l’espace public et alimentent des débats publics. Toutefois il faut signaler que le regard envers ces pratiques s’est progressivement modifié.
Il s’avère utile de préciser la définition de l’espace public. Thierry Paquot établit une différence entre – espace public- et – espaces publics- . Pour lui, l’espace public au singulier évoque le lieu du débat public, de la « pratique publique, pratique démocratique » qu’il différencie des espaces publics, lieux de circulation des habitants (rues, places, jardins…) (Paquot, 2006). Pour ma part, espace ou espaces, il s’agit de communication. L’usage qui est fait des espaces publics peut être considéré comme politique dans la mesure où cet usage provoque des rencontres entre les différentes manières d’être dans la rue…
Plusieurs articles évoquent ce point de vue.
La visibilité et la sonorité provocatrices de ces pratiques correspondent à l’esprit d’une partie de la jeunesse [1] par leur caractère distinctif. En produisant dans la rue des spectacles de toutes sortes, elles transforment celle-ci en lieu de vie sensible. Ces pratiques mettent en scène le rapport des individus à leur environnement. Elles affirment, par leurs manières inhabituelles, minoritaires et jugées la plupart du temps dérangeantes, une manière de vivre l’espace public différemment.
En s’appropriant des lieux pour s’entraîner, pour s’amuser, se retrouver entre soi, défier soi-même et les autres, les pratiquants introduisent des sensations nouvelles dans la vie quotidienne, du désordre dans le banal (Brucker & Finkelkraut, 1982). Ils réintroduisent le facteur ludique, du fun, entre autres dans le sport, dimension atrophiée au profit du sérieux (Elias, 1994). Absence de contraintes, centration sur l’individu libre, expérimentation (Bromberger & Duret, 2004) ces nouveaux usages ludiques et sportifs concourent à l’objectif de l’épanouissement de soi ; et parallèlement ils incorporent un acharnement à s’entrainer pour aboutir à la maitrise de la technique.
Que ces manifestations soient artistiques ou sportives, elles s’expriment à l’intérieur d’un mouvement culturel dont les acteurs partagent un mode de vie, mouvement qui s’est construit dans et par la rue, qui se revendique comme tel et qui dans ses développements connaît des évolutions multiples. L’étude de ces pratiques prête à comprendre la capacité des acteurs à maintenir, à transmettre et à aménager, voire à réinventer des éléments de leur culture et de composer entre les différents rôles sociaux (Hannerz, 1985).
Loin de désigner ces groupes de pratiquants comme des "peuplades exotiques" en marge de la vie urbaine, il s’agit au contraire de la démonstration de la forte intégration de ces usagers particuliers de la ville dans leur environnement. Ces productions participent des cultures populaires qui apportent tant au plan symbolique que matériel une diversité et une richesse des regards et des manières d’être, autant de production d’identités multipliées voire recomposées.
L’enjeu qui s’engage est celui d’une redéfinition plurielle de l’espace public et de sa revendication, de son imagination dont Pierre Sansot (1973) disait que c’était la manière la plus forte de s’en emparer.
Les articles rassemblés ici sont fondés sur des travaux de recherche articulés autour des questions de jeunesse et d’espace public mises en lien avec le contexte sociétal de ces dernières décennies. Ils s’appuient sur des enquêtes de terrain en ethnologie, sociologie, économie, histoire de l’art…Ils mettent en évidence les thèmes communs qui traversent ces pratiques.
La rue revendiquée et appropriée
S’il est un endroit par lequel il faut commencer à approcher l’ensemble de ces pratiques, c’est celui de la rue. C’est en étudiant la pratique de l’intérieur, à partir des acteurs eux-mêmes que l’on peut exprimer ce qui la spécifie ; c’est en les observant dans un certain nombre de lieux, sur des évènements, en participant aux rassemblements, aux compétitions, en les suivant dans leurs parcours urbains ou dans leurs espaces cachés, en interrogeant les uns et des autres (pratiquants, parents, pouvoirs locaux, policiers…) que l’on fait émerger les points de vue et peut saisir une activité en apparence dérisoire. Les rencontres avec les pionniers ont complété les contours d’une pratique mal définie en termes d’âge et de motivations.
La pratique de la rue, est un acte de déambulation, de découverte de lieux appropriés considérés comme importants du point de vue du pratiquant et de sensations nouvelles tant par les usages de matériaux et des différentes formes d’objets que par les rencontres effectuées. L’ensemble de ces activités sportives et culturelles utilise les matériaux et architectures urbaines. Elles attachent une grande importance aux aspects qualitatifs des matériaux. Le regard est sans cesse en éveil sur les formes urbaines. La ville, ses quartiers, ses rues, tout lieu peut faire partie du plaisir. Elles induisent un regard différent sur la ville, un regard pratique sur l‘architecture.
Ainsi, le skateboard est un regard porté aux formes et matières, le besoin de découvertes et de sensations nouvelles ainsi qu’un sens des émotions partagées avec les siens. Pratique de liberté, de défi, recherche de ses limites, le skate est un rapport à l’environnement. Il se joue des éléments bitume, métal, bois, eau, neige, air…Il conjugue aventure, ingéniosité, vertige, avec technicité et agilité. Tout lieu peut faire partie du plaisir et de sa quête, et il s’en trouve marqué : usures particulières que l’oeil averti peut reconnaître, traces qui permettent de suivre leurs parcours urbains. En suivant des skateurs, on assiste à leur quotidien, aux motivations présidant aux choix de leurs spots, aux éventuelles frictions avec les passants, voire les policiers, ainsi que l’évoquent ces propos : « Le skate, c’est aussi une fenêtre sur la société. On se balade dans les rues, on rencontre toutes sortes de personnes, des gens qui agressent, des gens super, c’est intéressant une journée dans la rue » (Calogirou, 2009).
Les tracers vivent les mêmes sensations urbaines ainsi que le relate Florian Lebreton au travers de ces enquêtes : « Le franchissement de ces obstacles nécessite l’apprentissage, initialement entre pairs, d’un ensemble de techniques et motricités corporelles : saut, escalade, quadrupédie, équilibre, course, etc. Ces déplacements s’exécutent à la vue de tous et interagissent avec les autres sur les espaces publics urbains…Les tracers utilisent des bancs, des escaliers et bien d’autres éléments pour pratiquer le Parkour. L’activité se décrit comme étant comme un mélange interdisciplinaire de gymnastique, d’art et de danse mettant en scène des mouvements de liberté dans une corporéité urbaine. »
La rue [comme la nature] devient de plus en plus revendiquée par des pratiques culturelles et sportives informelles. Henri Lefèvre (1968 : 223) avait montré que l’un des objectifs du modèle Haussmannien, modèle durable de fonctionnalité de la cité, avait été l’expulsion de la fonction ludique de la rue ; cependant il prévoyait que, « toute ville, toute agglomération a eu et aura une réalité ou une dimension imaginaire dans laquelle se résout sur un plan de rêves, le conflit perpétuel entre la contrainte et l’appropriation et il faut alors laisser place à ce niveau du rêve, de l’imaginaire, du symbolisme, place qui traditionnellement était occupée par les monuments ».
Les pratiquants de skate comme ceux du Parkour (Calogirou, 1999 ; Gibout, 2015) ou du graffiti observent la ville de manière utilitaire, analysant les difficultés et plaisirs potentiels, « N’importe où, on est toujours en train d’analyser les prises, la matière, peut-on s’agripper ? » Calogirou (1999:110). Le graffiti, « c’est jouer sur deux choses, les mots et l’espace public, le sens des mots, la forme des lettres, les couleurs, la calligraphie » [2]. L’espace public fait partie intégrante de l’œuvre, le choix de l’endroit est important. Le repérage, les multiples détails qui s’y rattachent, pour définir le « meilleur » endroit, font partie de la démarche du graffeur. « Le fait de peindre n’est ensuite qu’un moyen de s’approprier le lieu, de définir son territoire, c’est trouver un petit coin magique dans la ville et se l’offrir », dit l’un d’eux [3]. Dans son article, Yves Pedrazzini voit dans le skateboard une pratique anarchisante de l’espace urbain au sens où il représente une critique radicale de l’urbanisme.
Des pratiques constructrices d’une image de jeunesse
Ces formes culturelles et sportives sont supports d’affirmation des identités et structurantes de groupes sociaux (Pasquier, 2005). Elles sont les composantes constitutives et les spécificités de l’univers autonome des groupes de jeunes. Des questions surviennent en particulier concernant la présence des filles dans ces pratiques où elles ont au fil des années conquis leur place.
Elles sont au coeur de cultures de la jeunesse, support d’amitiés, de sociabilités de petits groupes à la découverte de leur quartier, puis leur ville et des villes. Elles ne sont pas loin de présenter, selon Virginie Grandhomme, un « caractère barbare », elle évoque les fondements de « l’aspect subversif du graffiti » ; elle poursuit en précisant que « parfois, la communauté graphique est organisée selon des règles et des normes qui définissent : l’identité du groupe ainsi que celles de ses membres ; les comportements que ces derniers doivent adopter à l’intérieur et à l’extérieur de celui-ci ; les modalités d’entrée et des sortie de ce groupe ; les normes langagières, vestimentaires et comportementales de référence ; ainsi que les codes techniques et esthétiques valables dans la peinture. »
Ainsi, les sociabilités mettent en évidence la dominance d’un mode de vie. Les groupes portent un nom et des rituels scandent cette vie de groupe.
Florian Lebreton l’exprime dans son texte : « Oui c’est ce qui fait notre force…au début on s’est rencontré en tant que pote de Parkour si tu veux…On faisait du Parkour ensemble et puis avec les années on est devenu plus qu’un groupe de potes…Je pense que c’est ça qui nous lie encore plus aujourd’hui »
L’apprentissage des savoir-faire, le bricolage, les magazines, les vidéos, le troc appartiennent à ces échanges collectifs. Les sociabilités s’expriment dans les fêtes improvisées, les squats, les repas partagés ; usines désaffectées, parkings, immeubles abandonnés, chantiers, autant de lieux plus ou moins éphémères où s’exercent constructions et imagination pour en faire le spot caché où tout est possible.
Et puis, il y a les voyages qui élargissent rencontres et découvertes. Par exemple comparer les skateparks pour constituer un dossier, en vue de négociations futures avec la municipalité comme nous l’avons rencontré à Annecy. Ou « faire des trains » pour les graffeurs….
Echappant à l’encadrement, ces pratiques autonomes se définissent sur un mode passionnel. Elles ne participent pas d’un loisir au sens où de nos jours temps de travail/temps libre s’est inversé, elles sont centrales dans la vie de l’individu et elles l’organisent totalement. « Les tâtonnements multiformes » (Bromberger, 1998) qui les caractérisent contribuent à valoriser de l’accomplissement de soi. Tout s’organise autour de cette passion, débordant la vie familiale et les coupures vacancières, pour faire en faire des modes de vie.
Virginie Granhomme aborde le sujet des archives des graffeurs, lesquelles « constituent aussi des albums de famille où on peut lire les liens qui les relient les uns aux autres dans le temps. Les dessins et leurs photos illustrent leurs voyages, leurs déménagements et aussi parfois des étapes clé de leur vie personnelle. Elles témoignent enfin d’une histoire collective puisque les graffeurs sont souvent les seuls conservateurs des graffitis qui ont fleuri leur ville de résidence et de passage au cours du temps. La méticulosité avec laquelle ils s’attachent à récolter et à classer ces documents font de ces archives d’authentiques musées de papier. »
L’ensemble de ces pratiques doit nécessairement être étudié dans leurs multiples dimensions qui en constituent le tout. Corps et esprit participent conjointement ; non seulement parce qu’il ne peut en être autrement dans un acte physique mais aussi parce qu’elles nécessitent une équilibre réfléchi qui suggère que tout mouvement ne puisse s’accomplir qu’avec une juste mesure des conditions dans lesquelles il se déroule... Les boutiques dédiées au skate, hip-hop, graffiti sont, outre des lieux commerciaux, des espaces d’ateliers, conseils, échanges, information, organisation : un véritable espace associatif.
Au fil du temps, les conditions d’exercice de la pratique ne sont plus tout à fait les mêmes mais l’esprit demeure avec en plus le savoir accumulé. Si la première génération a contribué avec enthousiasme à la naissance du mouvement, elle a « vieilli » dans la pratique, si bien qu’aujourd’hui ces jeunes dépassent la quarantaine. Ils sont les porteurs d’une histoire et en raison de cela, s’investissent dans le souci de transmettre l’esprit de la culture.
Sofiane Ailane démontre cet état d’esprit dans son article sur le hip-hop brésilien : « Les activistes-artistes ont une vision assez claire de leur rôle. En soit, ils sont des formateurs dans le sens où ils doivent transmettre des techniques afin que la jeunesse puisse progresser dans l’apprentissage de l’art hip-hop. Néanmoins, la formation ne peut se passer de la transmission d’un « état d’esprit hip-hop » pour reprendre une formule qu’utilise Hugues Bazin (Bazin, 1998). Partant, pour le « hip-hop organisé », la pratique ne peut se percevoir comme une pratique individuelle stricto sensu ; le collectif doit se démarquer. On remarque ceci dès le commencement de l’initiation. Ce sont les plus expérimentés qui enseignent aux plus jeunes par groupes. Le posse se veut en quelque sorte le lieu de production d’une identité collective où la solidarité entre membres prévaut. » Il insiste sur le rôle que peuvent jouer parfois certains d’entre eux de leader communautaire.
Un corps qui correspond au contexte sociétal
Ces groupes de pratiquants, minoritaires au sein de leur classe d’âge, représentent une pratique sportive et culturelle très ancrée dans son temps, qui se juxtapose à d’autres types de groupes fondés sur une activité d’un autre ordre. Ces activités additionnées les unes aux autres engendrent un ensemble de pratiques minoritaires spécifiques du temps de jeunesse qui remettent en cause des comportements et valeurs considérés comme immuables jusque là. Le tournant des années 60 a produit une remise en cause des valeurs avec « un nouvel imaginaire du corps » (Le Breton, 2003).
Ces pratiques de transgression ancrée dans leur époque mettent en scène le corps dans ses capacités physiques, défis vertigineux où risque et plaisir se confondent (Vigarello, 2011).
Le corps, « objet transitionnel par excellence » (Le Breton, 2003) est au cœur de ces pratiques ; n’appartenant qu’à soi, frontière entre soi et les autres.
« Le skate, c’est sportif et philosophique. II y a un esprit skateur, il y a un certain way of life. Donc, c’est un sport mais c’est plus qu’un sport », dit un skateur (Calogirou, 1997).
Par delà le regard d’agacement qu’elles engendrent si l’on s’attarde à observer les skateurs, sportifs urbains, agilité, technicité, virtuosité peuvent être perçues. La complexité des figures échappe aux profanes malgré la lecture de la presse spécialisée. La prise de risque est inhérente à ces sports extrêmes : risque de passer ses limites dans les défis qu’on se lance à soi-même et qu’on lance aux autres, risque de se blesser, risque au fil du temps de s’abîmer. Si bien que la vigilance de l’évaluation des risques doit être permanente malgré l’ivresse du mouvement et du sentiment de liberté.
En quête de ses limites, le corps, frôlant un déséquilibre apparent mais maîtrisé, lorsqu’il ne se met pas en scène dans ses sauts, glissements, frottements, circule avec fluidité au milieu des passants, sur les pistes, les routes. La pratique du skateboard représente une prouesse technique dont les performances ne sont obtenues que grâce à un entraînement acharné. Il faut inlassablement répéter pour parvenir à « rentrer » une figure. Rien n’est acquis, et Virginie Grandhomme en fait la démonstration dans ses enquêtes : « l’acquisition de ce niveau de maîtrise exige la répétition mais aussi la variation des exercices et des expériences. Le travail infini des esquisses, mais plus encore la diversité des motifs de la peinture et des contextes d’exécution des graffitis contribuent chacun à leur manière à façonner un tour de main spécifique aux graffeurs. Sur le papier comme sur les murs, c’est la répétition incessante du dessin de leur tag qui leur permet de développer une signature précise, stable, reconnaissable parmi d’autres et surtout réalisable dans pratiquement toutes les conditions. »
Le fondateur du Parkour, David Belle, explique l’importance de la maîtrise du risque par l’entraînement et la précision pour prévenir une erreur fatale. « Jamais faire les choses au hasard. Parce que plus on maîtrise, plus on a tendance à être à l’aise, et c’est là que vient le danger. Alors que la peur permet d’être toujours vigilants…Il y a des sauts qu’on ne peut pas se permettre de rater ». (Calogirou, op.cit.:107)
Des pratiques ancrées dans leur époque
Les valeurs portées par l’ensemble de ces pratiques sont en parfaite osmose avec le contexte culturel actuel de postmodernité ; spontanéité, refus des contraintes, liberté font partie tout autant de l’esprit de l’ensemble de ces pratiques que de l’évolution des valeurs de la société sur laquelle insistent les philosophes (Baudrillard, 1970 ; Erhenrberg, 1991 ; Lyotard, 1979).
Ces remous culturels de nos sociétés sont actifs dans la création artistique, dont par exemple La Figuration Libre (Laurent, 1999), mouvement contemporain porté entre autres par les frères Di Rosa et Robert Combas, fondé également sur la liberté et l’amusement. Yves Pedrazzini n’hésite pas à rapprocher le skate de l’art modeste (en référence aux principes de Hervé di Rosa) et une guérilla ordinaire et assimiler la glisse urbaine à « une parfaite application de la théorie de la dérive situationniste. » Mais aussi, à la flânerie de l’artiste bohème urbain incarné par Baudelaire.
Désireux de se distinguer par leur style, sensibles aux sons, aux formes, aux paysages de la ville, aux marques dans la ville, graffitis, décors urbains, par définition hors des cadres de ce qui est convenu, curieux et ouverts, ils associent leurs pratiques à une forme d’art, ne faisant pas d’ailleurs systématiquement référence à la leur dans leur création. En outre, nombre d’artistes ont contribué et contribuent encore aux décorations des skates (Burgoye, Leslie, 1977), pochettes d’albums musicaux, répondent aux demandes de marques réputées, des publicitaires…….
Les liens avec les courants culturels, musicaux et graphiques, artistiques d’une manière générale, sont multiples. Musiciens, photographes, peintres, graphistes, ils sont nombreux à évoluer dans une forme d’art. Des publications paraissent, consacrées aux skateurs artistes (Waterhouse&Penhallow, 2006). Il y a quelques années, le Palais de Tokyo a exposé Mark Gonzalès, skateur, photographe et peintre. Des groupes de musiciens (punk rock, musique dominante dans le skate) se produisent en concert régulièrement, comme les Burning Heads ou les Seven Hate, groupes emblématiques de musiciens-skateurs français.
Skate Art (Waterhouse&Penhallow, op.cit. :8) cite un skateur anglais, Log Roper : « Je n’ai jamais fait de distinction entre mes diverses activités : skate, photo, musique, dessin, graphisme, peinture…A mes yeux, c’est toujours le même processus : observer, imaginer, réaliser. L’art, c’est comme le skate : tu ne réfléchis pas cent sept ans, l’envie te démange et tu te lances, c’est tout ».
Les sports de glisse mettent en scène le corps dans ses capacités physiques, ses défis vertigineux où risque et plaisir se confondent. La snowboardeuse Karine Ruby [4] a dépeint la passion qui a animée sa trop courte vie consacrée à une discipline sœur du skateboard (Belluard&Poulet, 1999:7).
« Laissez-vous guider par vos sensations, votre intuition et partez jouer avec la pente. Fini les descentes semblables aux autres, les virages qui suivent aux virages, l’importance du bon air…Cet hiver, dès les premières journées de snowboard, vous allez enfin voir la glisse du bon côté, découvrir des sensations d’équilibre que seuls le skateboard, le surf de vagues ou le snowboard peuvent offrir, une façon sensuelle d’aborder la matière, qu’il s’agisse de béton, d’eau ou de neige. Incontestablement le snowboard a rendu la neige plus ludique, plus accueillante, en amenant la petite touche de passion, le grain de folie qui lui manquait parfois ».
La rue, espace problématique
La prise de pouvoir de la rue de la part des pratiquants n’exclue nullement les revendications en termes de reconnaissance et de lieux de pratiques (terrain, murs, mobiliers et équipements spécialisés). Lesquels ne canaliseront ni ne feront disparaître ces pratiques de l’espace public, mais constitueront un autre versant de la pratique, voire à développer des secteurs économiques.
La rue reste la référence première, mais malgré tout les pratiquants ont conscience que leur présence ne sera que provisoire et sanctionnée. Il ne saurait être question de nier l’effet dérangeant de la pratique pour les autres usagers de la ville [5], même si les réactions semblent parfois démesurées.
« Ce centre commercial, je n’y vais jamais. On n’a pas le droit de skater. On n’a pas le droit de passer en skate en roulant, les vigiles nous l’ont dit. Ils nous agressent, c’est un peu abusé. En passant en roulant, je ne fais pas de bruit. » « J’ai eu des problèmes avec la police. On n’avait pas le droit d’en faire sur la route parce qu’on gênait les voitures, ni d’en faire sur le trottoir parce qu’on gênait les piétons et qu’on faisait un peu de bruit. Sinon, ils nous arrêtent et ils nous disent : « Attention ! Si on vous voit faire du skate sur la route, c’est quatre-vingt francs d’amende ». Ce n’est pas méchant, mais c’est un peu lourd », explique un skateur (Calogirou, 1997).
Il en est de même du hip-hop, assimilé dès ses origines à la banlieue, au Brésil aussi. Sofiane Ailane montre combien au Brésil, il évoque la violence et l’insécurité. Il demeure au Brésil, particulièrement la scène rap, « une expression musicale à part, dans le sens où il n’a pas intégré de façon aussi profonde le marché du disque et du divertissement que son alter-ego de Rio, le funk carioca. »
Christophe Gibout raconte des scènes de rue auxquelles il a assisté à plusieurs reprises sur les ennuis des skateurs.
Face à ces interdits, existe une demande en termes d’équipements spécialisés. Depuis le milieu des années quatre vingt-dix, avec l’augmentation du nombre de skateurs, de plus en plus de municipalités élaborent des équipements à la demande et avec des pratiquants. Bien souvent, leur construction est pensée pour canaliser et faire disparaître le skate de l’espace public, objectif inaccessible dans la mesure où rue et skatepark constituent deux versants d’une même pratique ; chacun ayant ses irréductibles.
Aujourd’hui, les collectivités locales ont compris qu’elles ont face à elles non plus un groupe d’adolescents mais des adultes à qui elles peuvent faire confiance et qui savent négocier. Cela donne quelques réussites comme à Limoges, Marseille, Annecy, Le Havre ; même si les dimensions climatiques ne sont pas encore suffisamment prises en compte. Les skateparks contribuent d’ailleurs à créer des emplois en ce qui concerne l’accueil et l’enseignement [6]. Il en est de même pour les pratiquants du Parkour ainsi que le retrace Florian Lebreton : « Malgré ce principe d’autonomie qui caractérise l’activité, de plus en plus de communautés pratiquantes fondent leurs propres associations de Parkour pour engager le dialogue avec les pouvoirs sportifs locaux afin d’obtenir un cadre d’apprentissage formel, avec des cours thématiques en gymnase et un référent qui remplit le rôle d’éducateur. Le dialogue entre les sportifs informels et les décideurs locaux ont facilité l’intégration du parkour aux programmes d’éducation par le sport, permettant même de répondre à certaines demandes, notamment en matière d’aménagement de nouveaux espaces sportifs ouverts (parkour park) ou éphémères (structures et caissons amovibles). En réponse à une demande sociale croissante, ces aménagements ludiques fleurissent aux quatre coins du monde notamment (Australie, Etats-Unis, Canada, Europe de l’Est, Ecosse, Irlande, Angleterre). »
Des associations de graffeurs, pour leur part, obtiennent des murs dédiés à la pratique dans certaines villes de la part de municipalités ou d’entreprises ; parfois l’initiative émane de ces derniers. L’organisation de démonstrations lors de multiples contextes évènementiels, et encore la mise en place de festival « cultures urbaines », renforcées par une médiatisation adaptée contribuent à leur visibilité.
Conclusion : une esthétique de la ville
Si ces pratiques engendrent des réactions sociales négatives, elles n’en fascinent pas moins une frange de plus en plus large d’amateurs et de milieux professionnels : publicitaires, communication, journalisme, du marketing, mode [7].
Les publicitaires utilisent de plus en plus son image. Ce regard porté sur lui par les milieux de la communication, du journalisme, du marketing traduit les paradoxes de son image et met en jeu bien d’autres choses que la pratique sportive et graphique. C’est là le sujet qu’explore Sophie Valiergue. Face à la concurrence à laquelle sont soumis les publicitaires, elle montre combien ceux-ci n’hésitent pas à surfer sur les tendances comme celle du street art : « Si la publicité, ainsi que le monde de la mode, s’entichent des cultures urbaines, c’est en partie parce que ces dernières années, le street art a su se faire une place dans le marché de l’art. En effet, la valeur du street art et du graffiti ne cesse de croître, des ventes aux enchères spécialisées sont organisées et les côtes de certains street artistes n’ont rien à envier aux artistes contemporains plus classiques. »
Des collaborations entre les graffeurs ou street artistes et les marques sont en nombre croissant mais aussi, souligne-t-elle, elles sont, « souvent pleines de contradictions. »
Certaines entreprises connues pour lutter farouchement contre le graffiti, comme la RATP, poursuivent régulièrement en justice les graffeurs et les street artistes. Cela n’a pourtant pas empêché de confier à certains d’entre eux les illustrations de sa campagne Imagine R de 2007 à 2009 à plusieurs artistes issus de la scène graffiti. S’adressant aux jeunes 12-25, cette carte de transport vise un public supposé sensible à l’esthétique urbaine.
De fait, après des années d’activisme, ces pratiquants entreprennent de développer des projets professionnels : créations d’associations, fabrications de meubles, de marques de vêtements, entreprises d’évènements, graphisme, cours… Les graffeurs se sont de plus en plus investis dans le medium toile, encouragés dans cette voie par des galeristes dans le sillage des artistes graffiti américains. En France, les transactions en salles des ventes ont gagné un public d’amateurs depuis quelques années. Elles s’accélèrent dans des maisons de ventes réputées, associant graffiti, post-graffiti, artistes de rue. Des commissaires se spécialisent et toutes sortes de galeries exposent des graffeurs. C’est dire, qu’après les États-Unis, le graffiti commence à trouver une place stabilisée dans le marché de l’art en France avec ses marchands, ses experts, ses collectionneurs, des lieux d’exposition.
Par l’histoire de son évolution, par son passage de la rue à la toile, par la professionnalisation d’une partie du milieu, par son entrée dans le marché de l’art, le graffiti pose des questions sur l’art, son statut, la créativité, le rapport à l’œuvre, et cela en liaison avec les origines sociales et culturelles de l’artiste. Le magazine Le Monde, 22 août 2015, « Le skate fait plancher la mode ». [8].
Comment classer le graffiti, entre vandalisme le laissant à la porte d’une réflexion sur la(es) définition(s) de l’art, et reconnaissance pour certains, qui ont forcé le passage grâce à l’estime de quelques professionnels du milieu de l’art, comme Jonone, New-yorkais de Harlem qui a commencé à taguer en 1979 et habite à Paris depuis 1987 où il vit de son art ; ou comme le peintre Jérôme Mesnager. Comment classer le skateboard entre jeu de rue et milieu sportif ? Comment classer la break-dance entre amusement entre copains et exigence d’une compagnie ? Ces pratiques de rue de plus en plus tolérées, voire encouragées par les marques et les équipementiers qui les sponsorisent contribuent à diffuser leur image…
Graffiti, skateboard, break-dance, rap ont affirmé leur originalité. Sortis de leur tâtonnement des débuts, au fil du temps, elles ont affiné leur styles, ont mixé leurs techniques, porter toujours plus haut leur art. Mouvements turbulents, secouant les catégories du sport, de la danse, de la musique, du graphisme, ils ont séduit par leur regard neuf sur l’environnement et l’innovation qu’ils diffusent.
Bibliographie
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Filmographie :
Calogirou Claire, Cipriani Marie, Touché Marc, réalisation Cipriani, Marie, VHS, CRIV-CNRS/IRESCO-CNRS :
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1997. Ride sur Annecy, CNRS/ Musée d’Annecy ;
1998. Boulevard du skate, CNRS/MNATP ;
1999. Skate story, le skate à Poitiers, CNRS/Confort-Moderne.
[1] Par Jeunesse, nous entendons une très large palette de tranches d’âge, considérant à la suite des sociologues de la jeunesse (Olivier Galland, Gérard Mauger) que l’évolution de la société, et son contexte socioéconomique ont bouleversé les catégories et limites en termes d’âge des décennies passées.
[2] Interview C.Calogirou, Toulouse, 2001.
[3] Interview C.Calogirou, région parisienne, 2006.
[4] Karine Ruby, championne olympique et plusieurs fois championne du monde de snowboard, guide de montagne, est décédée en mai 2009 au cours d’une course dans le massif du Mont Blanc
[5] Le skate est interdit dans nombre de villes, et à ce titre, il peut être verbalisé.
[6] Un diplôme délivré par la FFRS délivre un diplôme de moniteur depuis la fin des années 90.
[7] Le magazine Le Monde, 22 août 2015, « Le skate fait plancher la mode ».
[8] Heinich, cit. n. 19, p. 78 et Calogirou, cit. n. 6, p. 48.