Tags
Référence
Carla Taglialatela, « Le poids de la conscience interne de rôle chez les personnalités pathologiques : Typus Melancolicus et Désinvolture. », Influxus, [En ligne], mis en ligne le 29 septembre 2014. URL : http://www.influxus.eu/article875.html - Consulté le 5 octobre 2024.
Le poids de la conscience interne de rôle chez les personnalités pathologiques : Typus Melancolicus et Désinvolture.
par
Résumé
Le but de cette étude est de considérer la désinvolture, idée apparemment banale, en rapport à la notion de conscience de rôle. Une analyse phénoménologique et existentielle de la désinvolture montrera aussi les rapports que cette dernière entretient avec les identités de rôle. Quoique la désinvolture ne puisse pas s'inscrire dans le registre "pathologique" notre objectif est de montrer comment une personnalité "désinvolte" puisse échouer dans son propre rôle. À travers les analyses du Typus Melancolicus, sujet qui adhère en manière excessive aux règles de rôle et dont l’identité est construite autour du rôle même, nous tâcherons d'analyser de quelle manière le désinvolte se trouve impliqué dans son identité de rôle.Abstract
The purpose of this research is to consider casualness1, an apparently trivial concept, in relation to the notion of role consciousness. A phenomenological and existential analysis of casualness will show the relationships that casualness, too, has with role identity. Although casualness cannot be included on the “pathological” register, our aim is to show how a “carefree” personality can easily fail in its role. Through the analysis of Typus Melancolicus, a person who adhere excessively to the norms of role and whose identity is basically established around the role itself, we will try to analyze how a carefree person get involved in his role identity.« Dans la vie de tous les jours chacun peut jouer différents rôles mais jamais s’y absorber complètement, nous sommes en même temps chez nous-mêmes et chez autrui, ce que ne peut pas faire le mélancolique » B. Kimura, 1992 [1]
Introduction
Si une réflexion autour des rôles sociaux existe depuis que le fait social et anthropologique existe, la réflexion autour de la conscience interne qu’on a de ces rôles appartient à la modernité.
Notre étude commencera par une question : « Qu’est-ce, en fait, qu’un rôle et à quoi sert-il ? ». C’est suite aux recherches menées sur ce concept que nous pouvons affirmer aujourd’hui que le rôle est un médiateur anthropologique dans la relation qui se crée entre l’Individu et le monde et qui permet les échanges entre les individus et la société. Il est important de mettre l’accent sur l’attitude que l’Individu peut avoir vis-à-vis des rôles sociaux. Dans la plupart des cas, un rôle est assumé mais il peut aussi n’être assumé que partiellement, être négligé, ignoré ou refusé.
Dans ce contexte, ce sont les défaillances de rôle qui nous intéressent. Nous allons voir que chez le sujet « vulnérable » à la mélancolie et chez le désinvolte, la relation générale à ces rôles échoue.
Relier la conscience de rôle aux personnalités pathologiques nous situe sur un plan qui n’est pas encore de l’ordre du pathologique proprement dit mais qui nous emmène sur un plan plus général, de l’ordre du patho-éducatif. Ce plan suppose de concevoir le champ social comme un champ de rôles.
Genèse du concept de rôle
Le contexte où se développent les premières réflexions autour de la notion de rôle a été le focus de débats très chargés idéologiquement. L’importance du rôle a été, par moments, exaltée et élevée au rang de clé de lecture anthropo-sociologique des mécanismes sociaux et des échanges intersubjectifs et, par moments, maltraitée par les théories qui voulaient envisager le rôle comme un simple instrument de coercition ou de contrôle social.
Expliquer comment des individus, différents par leurs origines, caractères et genres, se comportent de la même façon quand ils occupent une position dans la structure sociale a amené la sociologie à réfléchir sur le concept de rôle.
Nous portons à cette thématique un intérêt d’ordre phénoménologique ; à travers l’outil phénoménologique, nous tenterons de comprendre les crises d’adaptation de l’individu au champ social et c’est de ce point de vue que le concept acquiert une portée psychopathologique et patho-éducative.
Rappelons rapidement les étapes de l’analyse sociologique des rôles sociaux. Tout d’abord, aux Etats-Unis, on commence à parler du rôle dès les années vingt du siècle dernier. En Europe, en revanche, cette réflexion est plus tardive : on en discute seulement après la deuxième guerre mondiale et elle ne rencontre pas le même enthousiasme et la même ampleur qu’aux Etats-Unis.
Parmi les théories les plus remarquables, nous citerons : les théories de la coercition avec l’ « homo sociologicus » de R. Dahrendorf [2] et l’ « homme unidimensionnel » de H. Marcuse [3] et les théories de l’interaction qui cadrent l’individu dans un rapport intersubjectif de réciprocité (donc vis-à-vis d’autrui et de l’institution) [4] [5].
L’Homo sociologicus fait son apparition dans l’Allemagne de l’après-guerre. Dahrendorf [6] considère l’homme dans la société comme totalement privé de sa liberté. Dès lors, l’organisation sociale devient un instrument coercitif destiné à contrôler les masses : le sujet obéit scrupuleusement à des règles. Cette théorie de l’Homo sociologicus [7], qui voit une opposition entre l’Individu (synonyme de liberté) et la Société (synonyme de coercition), est proche de celle de l’Homme unidimensionnel dont parle Marcuse [8]. Selon ces théories, le rôle ne serait rien de plus qu’un masque qui « écrase » l’Individu, produisant son aliénation dans la structure sociale.
Par ailleurs, les théories normativistes voient dans la structure des rôles uniquement un caractère normatif qui opère par la sanction : à travers la punition, la société contrôle la liberté individuelle ; celui qui ne joue pas son rôle comme il convient sera puni alors que celui qui obéit au cahier des charges exigé par son rôle sera récompensé ou, du moins, ne sera pas puni.
Aux Etats-Unis, le scénario est différent : en 1959, E. Goffman, représentant de la deuxième génération de l’Ecole de Chicago, publie La Mise en scène de la vie quotidienne [9] [10] : il y étudie la société en utilisant la métaphore du théâtre où chaque acteur joue son rôle et c’est dans le même cadre que Ricœur [11] [12] [13] [14] placera sa réflexion sur l’identité humaine.
Pour Ricœur [15] [16] [17] [18], l’identité humaine résulte de l’équilibre entre l’identité idem et l’identité ipse. L’identité idem, la mêmeté, est l’identité de rôle ; l’identité ipse, l’ipseité, comme nous le savons, est le pôle du Soi, celui qui ne se perd jamais, sauf dans les psychoses.
L’opposition conflictuelle entre les deux est dépassée. Etre en rôle veut à la fois dire prendre ses distances avec le rôle et s’engager dans le rôle, à travers un jeu « sérieux », qui, dans des conditions normales, ne vise pas à l’écrasement d’une modalité par l’autre.
Mais, à vrai dire, ces théories des rôles ne sont pas si modernes car, à ce sujet, la modernité n’a rien inventé : le concept de rôle, même s’il n’est pas formulé explicitement, est déjà présent chez les philosophes du Portique. C’est, en fait, seulement chez Épictète [19] [20] que nous trouvons des fragments mentionnant le mot « rôle ».
Dans la philosophie d’Épictète [21] [22], l’idée que Dieu donne aux hommes des rôles à « endosser » et qu’il revient à chacun de bien « jouer » son rôle pour le bon déroulement de la « fête du monde », annonce les théories modernes du rôle et de la conscience de rôle.
Lisons Épictète : « Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l’auteur dramatique a voulu te donner : court, s’il est court ; long s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qu’il t’est donné ; mais le choisir appartient à un autre » [23].
Dans ce passage, on retrouve presque toutes les idées que nous avons énoncées auparavant : le monde est une fête dont nous sommes spectateurs, mais nous en sommes aussi acteurs. Dieu nous a donné un rôle comme le maître donne à son disciple le thème à traiter et il revient à chacun de le jouer sans discuter.
L’acteur est donc la voix et le personnage, le masque et le costume. Déjà, dans l’Antiquité, le fait de jouer masqué favorisait la dissociation de l’acteur et du personnage : « La seule chose qui compte pour l’acteur est sa voix, le reste ne relève que du personnage qu’il incarne dans la pièce. Le rôle que Dieu nous a attribué dans la vie n’est donc que ce costume. Et si nous passons d’un personnage de sénateur à un personnage de mendiant, qu’importe puisque ce ne sont que des rôles et que nous sommes les acteurs. Si nous avons une belle voix, elle sera aussi bien mise en valeur dans le rôle du mendiant » [24].
En revenant aux théories des identités de rôle, nous pouvons affirmer que l’acteur avec sa voix serait le Moi de l’Individu et le Personnage, son identité de rôle.
Épictète [25] [26] évoque aussi, à travers quelques anecdotes de la vie quotidienne, la possibilité d’arrêter le jeu quand il nous semble opportun de sortir de scène ; de plus, il formule l’idée d’autrui et de ses attentes, ainsi que celle que les rôles sont interchangeables et que nous devons garder une certaine distance vis-à-vis d’eux.
Cette métaphore sera reprise plus tard par Caldéron de la Barca dans Le Grand théâtre du monde [27] [28] : pour Caldéron, si Dieu donne les rôles, il revient à chacun de remplir le sien ; appartient à l’homme la façon dont il assume son rôle. En synthétisant, on pourrait écrire, comme R. Ordono [29] à propos des rôles dans l’ouvrage de Caldéron : « Loin de scléroser les rapports sociaux, ils permettent de « civiliser » les conflits et les luttes, éléments essentiels et structurants de la société humaine. En eux réside la liberté créatrice de la personne qui ne se réduit pas au personnage. Jouer un rôle n’est pas se plier à un quelconque conformisme sociétal, mais réfléchir à la place que l’on veut se donner au sein de la compagnie des hommes » [30].
Rôle et Conscience de rôle
Mais les questions « qu’est-ce qu’un rôle ? quelle connaissance en avons-nous ? comment y accédons-nous et quels rapports entretenons-nous avec eux ? » appartiennent à une réflexion anthropologique et à une véritable philosophie des rôles.
Si nous savons que le rôle est un médiateur anthropologique entre notre « habitation » du monde et la rencontre d’autrui [31] [32] [33] [34] et que nous sommes jetés aux rôles comme nous sommes jetés au monde, nous pouvons en conclure que, dans les échanges intersubjectifs concrets, nous rencontrons toujours autrui dans son rôle puisqu’il n’y a pas de hors rôle possible.
Quelle connaissance avons-nous des rôles et comment l’acquérons-nous ? Nous remarquons tout d’abord que nous avons le plus souvent un sens assez défini des rôles, de leurs contenus et de leurs limites. Si ce concept nous semble immédiatement évident, c’est parce que nous en avons une connaissance archaïque, nous apprenons les rôles depuis l’enfance. Il s’agit de l’appréhension sociale externe des rôles.
Les premiers rôles auxquels nous avons à faire sont les rôles anthropologiques, ceux du lien parental par exemple : nous sommes fils, frère ou sœur, mère etc. En outre, comme le montre Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte [35], nous avons aussi accès à l’idée de rôle à travers les actants des contes de fées : nous nous familiarisons ainsi avec la Figure du héros, du méchant, du bon, de l’arnaqueur, etc.
Mais ce concept de rôle va plus loin, en un sens éthique, celui de l’attente d’autrui dans les rôles. Vis-à-vis d’autrui, le rôle définit une sorte d’obligation, une attente : cet autrui nous attend dans notre rôle et nous attendons autrui dans son rôle. C’est donc sur le fond de notre attente de rôle que nous nous rencontrons.
Une préoccupation, un temps de préparation et d’accomplissement sont nécessaires pour chaque rôle. Le sujet doit en élaborer le cahier des charges et en voir les contraintes.
Selon un discours anthropo-phénoménologique, un rôle ne nous est pas donné et ne reste pas figé. Chaque rôle assumé demande un travail et une interprétation. De plus, chaque rôle doit être compris, élaboré, réinventé et cela d’autant plus que nous avons toujours la possibilité d’entrer et de sortir du rôle, de l’assumer totalement ou partiellement, de le refuser, etc. On n’endosse pas un rôle comme s’il s’agissait d’un masque, il revient à l’individu de l’élaborer et de le réinventer.
Si la métaphore du théâtre nous amène à penser l’organisation des rôles comme un « jeu de rôles », il reste que ce jeu est un « jeu sérieux ». Nous verrons que le désinvolte ne prend pas en compte, par exemple, ce caractère sérieux du rôle.
La réflexion sur notre manière d’appréhender les rôles, de les investir et de les interpréter réalise ce que nous appelons la conscience de rôle ou rôléité.
Pour résumer, une philosophie de la conscience de rôle dit que les rôles sont des organisateurs anthropologiques positifs, qu’ils ont la caractéristique d’être interchangeables et réciproques, et qu’il revient à chacun de les réfléchir et de les réinventer pour qu’ils ne se réduisent pas simplement à l’énonciation et à l’observance servile d’un « je dois ».
Il va de soi qu’à la base de tout discours autour des rôles, réside une problématique liée à l’identité. Partant de la philosophie ricœurienne de l’identité [36] [37] [38] [39], c’est ensuite à travers la pensée d’Alfred Kraus [40] [41] [42] et celle de H. Tellenbach [43] sur la mélancolie que nous pouvons réfléchir sur les défaillances de rôle chez le sujet désinvolte.
Endosser un rôle, l’assumer et le réussir impliquent une participation de l’identité individuelle toute entière. Alfred Kraus [44] [45] [46] fait la distinction entre Ich identitat (l’identité égoïque) et Rollen Identitat (l’identité de rôle), en montrant que chez le sujet mélancolique, par exemple, l’identité de rôle écrase l’identité individuelle : le sujet ne prend pas ses distances avec le rôle et s’y identifie totalement de façon rigide.
On peut se rappeler la description que Sartre [47] fait du garçon de café dans ses mouvements « stéréotypés et redondants » :
« Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ?? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte ? : il joue à être garçon de café » [48].
Dans cette observance presque « religieuse » du rôle, Sartre [49] voit de la mauvaise foi : le garçon de café mentirait à soi-même sur ce qu’il est vraiment.
Analyse de la désinvolture [50] [51]
Comment l’appréhension et la conduite des rôles anthropologiques et sociaux s’avèrent-elles problématiques chez certaines personnalités ?
Pour répondre à cette question, nous envisagerons, à la lumière des travaux de H. Tellenbach et Alfred Kraus, l’opposition entre le Typus Melancolicus, sujet particulièrement « vulnérable » ou prédisposé à la mélancolie, et le désinvolte.
Mais qui est donc le désinvolte ? En psychopathologie, on ne peut considérer la désinvolture comme un trouble de la personnalité proprement dit. La désinvolture est plutôt une attitude, un comportement de rôle qui pourrait nous conduire à la rapprocher, dans certaines manifestations d’ordre « esthétique », du cadre figural de la manie, voire de l’hystérie caractérisée par ses poses et son besoin de centralité et de grandeur.
Le désinvolte est le « lièvre » de la fable de La Fontaine [52], il est celui qui n’accorde pas le temps nécessaire à la réussite du pari, il sous-estime la tâche ; lui qui n’a que quatre pas à faire se moque des efforts et du temps que son adversaire, la tortue, accorde à la préparation de la compétition. Le final est connu de tous, le lièvre perdra son pari.
Il est finalement le contraire du Typus Melancolicus.
Bien que la désinvolture puisse apparaître comme un sujet banal, elle se révèle problématique dans un discours concernant la conscience de rôle et les échanges intersubjectifs.
En fait, nous tous, à un moment donné, pouvons faire preuve de désinvolture sans que cela implique de graves conséquences. Une désinvolture momentanée provoque souvent le rire mais une désinvolture qui devient une modalité de l’agir-dans-toutes-circonstances provoque dérision et désordre.
Étant donné la presque totale univocité de sens que l’on donne à cette attitude, il nous semble nécessaire d’éclaircir ici le fait que, quand nous qualifions la désinvolture de « sympathique », nous la plaçons souvent déjà dans un certain contexte social. Une désinvolture dite sympathique est une désinvolture qui ne « dérange pas » : elle est avant tout révélatrice d’une certaine « maîtrise » : un danseur habile technicien peut montrer des aspects désinvoltes, donc sympathiques. Il « déroule » son « rôle » avec aisance et agilité.
De même, un chirurgien qui, pendant une opération, parle à ses collègues du dernier pays qu’il a visité, possède un savoir-faire professionnel lui permettant de prendre la juste distance du rôle tout en le jouant sérieusement.
Quelle que soit la traduction du mot dans les différentes langues, il garde toujours une connotation d’insouciance : ainsi, en allemand, « désinvolte » se traduit par Sorglos, de Sorge, la Cura, le Souci, et los, sans : le désinvolte est donc le sans souci, l’insouciant.
Imaginons-le : il est cette personnalité qui prend les choses à la légère, celui qui sur-vole, qui passe par-dessus les choses de façon cavalière.
Le désinvolte « débarque » dans les situations avec cette insouciance printanière qui le caractérise. Son vocabulaire est constellé de phrases comme : « Ce n’est pas grave ! On verra ça plus tard, il y a le temps ! Si je suis en retard, c’est parce que je n’ai pas entendu mon réveil ! Etc. » [53] [54]
Si l’on pense aux analyses de Binswanger sur la manie [55] [56], on pourrait dire que le désinvolte est pro-jeté vers « le haut » et « le devant » : il s’oppose à la gravité en revanche trop marquée chez le mélancolique qui est relégué en bas et qui reste en arrière de soi-même.
De plus, comme chez le maniaque [57], nous assistons souvent chez le désinvolte à un « emportement » : il agit parfois de manière inconséquente sans souci de résolution finale.
Cette désinvolture a parfois l’air d’une Stimmung, d’une atmosphère où le sujet serait volatile, insaisissable et sans « situation ».
D’un point de vue anthropologique, elle s’avère donc problématique vis-à-vis des attentes d’autrui ; souvent, le désinvolte échoue dans son rôle parce qu’il ne l’investit qu’en partie, il rend la tâche floue en se débarrassant des contraintes.
Il y a quelque chose chez lui qui évoque l’immaturité mais, à la différence de l’immature, qui ne voit pas le cahier des charges que le rôle lui impose et ne le verra que quand il sera trop tard (ses phrases sont pleines de : « Je ne savais pas ! On ne me l’a pas dit ! » etc.), le désinvolte voit le rôle mais il en occulte une partie. Au lieu de se « situer », le désinvolte flotte au-dessus de la situation.
Son discours contient des supposés d’ordre providentiel : les choses s’arrangeront toutes seules, tout s’accomplira comme par miracle. Le futur, s’il y pense, n’est pas son souci ; sa temporalité est la temporalité du moment, du Hic et Nunc ; le reste appartient à la « Providence » : nous sommes bien loin du temps de la « damnation » mélancolique !
On peut penser que la temporalité désinvolte ne connaît pas le kairos, le moment opportun. Le désinvolte est persuadé, en fait, que les situations sont re-jouables à l’infini, il néglige le caractère d’urgence du rôle.
Pour schématiser, nous dirons que les caractères du désinvolte sont la compossibilité, le sentiment d’exceptionnalité de soi et l’optimisme ludique.
Compossibilité : chez le désinvolte, le sentiment du possible est trop marqué, rien ne fait contrainte interne, tous les rôles peuvent être gérés en même temps : il n’exclut jamais, il entasse les projets.
Ce qu’il ne voit pas, c’est évidemment qu’il est impossible d’assumer toutes les identités en jeu en même temps sans en restreindre le cahier des charges. Le floutage s’explique ainsi par ce sentiment de compossibilité, cette espèce d’ivresse maniaque du tout possible.
Le déséquilibre identitaire qui se produit ici penche du côté de son identité égoïque : le désinvolte se caractérise aussi par ce sentiment d’exceptionnalité de soi.
Pour lui, Autrui n’attend pas qu’il accomplisse les tâches que le rôle demande mais il pense être attendu pour ce qu’il est.
Il se pense exceptionnel : ne renonçant pas à son originalité et se jugeant exceptionnel, il fait exception : voilà pourquoi il transgresse inévitablement. Le rôle qu’il doit assumer et qu’il veut montrer est un rôle grandiose. Par cette attitude, il écrase autrui, il le relègue en bas.
En outre, ce que le désinvolte ne veut pas voir est le sérieux que le rôle, mais aussi l’existence toute entière, exigent : c’est son optimisme ludique.
Alors que le Typus Melancolicus rejette les ambiguïtés de rôle, le désinvolte sur-joue de celles-ci car elles sont pour lui l’occasion de se laisser « flotter » sans se situer.
Certaines caractéristiques du désinvolte le rapprochent de la personnalité du Mondain. Il dit ne pas avoir le temps de s’occuper de choses banales et il délègue les contraintes aux autres. Il se targue de fréquenter « des gens exceptionnels » comme lui, il participe, en passant, à cette fête du monde qui, malheureusement, le verra solitaire ensuite, quand il aura échoué dans son rôle.
Au nom de l’autonomie qu’il revendique, le désinvolte vit le système des rôles comme une obligation qui pourrait l’étouffer s’il ne l’organise pas à sa manière originale et personnelle.
Conclusion
Qu’en est-il finalement du Typus Melancolicus et du désinvolte face à la conscience de rôle ?
Bien que la tentation de parler d’un Typus Maniacus soit forte, le définir est assez difficile, voire improbable. Von Zerssen a parlé d’un Typus Manicus [von Zerssen D.,], par exemple, mais en le supposant en relation avec la cyclothymie.
D’un point de vue existentiel, parler d’un Typus en rapport à la manie, pourrait sembler hasardeux, notamment à cause de l’implication qu’en psychopathologie la manie entretient avec les troubles bipolaires.
Les analyses sur la désinvolture peuvent être menées surtout à la lumière des caractères du Typus Melancolicus dans la mesure où ils sont exactement contraires à ceux du désinvolte.
Le Typus Melancolicus et le désinvolte ont des manières différentes d’appréhender la conscience de rôle : si le Typus Melancolicus envisage le caractère normatif du rôle avec une gravité excessive, la légèreté du désinvolte fausse la perception qu’il a du cahier des charges en le réduisant à de simples contraintes dont il doit se débarrasser.
A propos de la conscience de rôle chez le Typus Melancolicus, Tellenbach et A. Kraus ont remarqué que chez ce dernier on retrouve quatre dispositions qui le caractérisent : pour Tellenbach, le besoin d’ordre et le caractère consciencieux [58] et pour Kraus l’hyper/hétéronomie et l’intolérance à l’ambiguïté [59] [60] [61].
Chez le mélancolique, l’identité de rôle, avec son poids, écrase l’identité personnelle.
Essentiel est le besoin d’ordre, ce caractère « normatif » que le TM embrasse avec une certaine révérence et dévotion. Son caractère consciencieux réduit l’agir du TM à un must, il se sent attendu dans son rôle, rôle qu’il accomplit avec méticulosité et minutie. Il s’interdit de décevoir autrui. Avec A. Kraus, nous retiendrons que l’hypernomie indique cette tendance extrême à se conformer à la règle, à la respecter de façon rigide et l’hétéronomie indique une réceptivité exagérée aux normes externes, la volonté du sujet comptant peu ou pas du tout. L’hétéronomie et l’hypernomie ont souvent raison de l’autonomie.
Chez le désinvolte en revanche, le poids de la conscience de rôle n’est pas toujours présent. On ne dira pas non plus qu’il est complètement absent : le désinvolte cherche à fuir, à rendre légère une « contrainte » si lourde, à en arrondir les angles.
Contrairement aux caractéristiques représentatives du Typus Melancolicus, on trouve chez le désinvolte une réelle intolérance à l’Ordre, aux consignes et surtout une négligence par rapport au temps du rôle.
Dans une autre étude, on pourrait également s’interroger sur la problématique de la spatialité chez le Typus Melancolicus et chez le Désinvolte. Là où le Typus Melancolicus tendrait à combler les espaces avec minutie pour ne rien laisser au hasard et au vide, le désinvolte inclinerait à occuper tous les espaces avec ses traces, laissant des béances ici ou là : on le retrouvera toujours là où on ne l’attend pas, on pourra difficilement le situer et lui assigner une place.
Observer le désinvolte de près, à travers l’analyse du Typus Melancolicus, nous amène à considérer que la problématique de la conscience de rôle est mêlée à une problématique d’ordre identitaire : l’un développe une identification exagérée au pôle identitaire idem (l’idemité écrase l’ipseité) alors que chez l’autre la prévalence du pôle identitaire ipse, même si elle n’est pas constante, fait pencher la balance du côté de son ipseité.
Remerciements
Merci à Roger Ordono d’avoir relu ce texte.
[1] Kimura B., Ecrits de Psychopathologie phénoménologique. (1992). Paris : Puf.
[2] Dahrendorf R., Homo sociologicus. (2010). Wiesbaden : VS Verlag Springer.
[3] Marcuse H., (1964), Der eindimensionale Mensh. tr. It : L’uomo a una dimensione. (1999). Torino : Einaudi.
[4] Goffman E., (1959), Mise en scène de la vie quotidienne : Tome I, La présentation de soi. (1996). Paris : Editions de Minuit.
[5] Goffman E., (1959), Mise en scène de la vie quotidienne : Tome II, Les relations en public. (2000). Paris : Editions de Minuit.
[6] Dahrendorf R., Homo sociologicus. (2010). Wiesbaden : VS Verlag Springer.
[7] Dahrendorf R., Homo sociologicus. (2010). Wiesbaden : VS Verlag Springer.
[8] Marcuse H., (1964), Der eindimensionale Mensh. tr. It : L’uomo a una dimensione. (1999). Torino : Einaudi.
[9] Goffman E., (1959), Mise en scène de la vie quotidienne : Tome I, La présentation de soi. (1996). Paris : Editions de Minuit.
[10] Goffman E., (1959), Mise en scène de la vie quotidienne : Tome II, Les relations en public. (2000). Paris : Editions de Minuit.
[11] Ricœur Temps et récit : Tome I, L’intrigue et le récit historique. (1983). Paris : Le Seuil.
[12] Ricœur P., Temps et récit : Tome II, La configuration dans le récit de fiction. (1984). Paris : Le Seuil.
[13] Ricœur P., Temps et récit : Tome III, Le temps raconté. (1985). Paris : Le Seuil.
[14] Ricœur P., Soi-même comme un Autre, (1996). Paris : Le Seuil.
[15] Ricœur Temps et récit : Tome I, L’intrigue et le récit historique. (1983). Paris : Le Seuil.
[16] Ricœur P., Temps et récit : Tome II, La configuration dans le récit de fiction. (1984). Paris : Le Seuil.
[17] Ricœur P., Temps et récit : Tome III, Le temps raconté. (1985). Paris : Le Seuil.
[18] Ricœur P., Soi-même comme un Autre, (1996). Paris : Le Seuil.
[19] Épictète., Manuel, trad. M. Meunier. (1964). Paris : GF, p. 213 sq.
[20] Duhot J.J., Épictète et la sagesse stoïcienne. (2003). Paris : Albin Michel. p. 129.
[21] Épictète, Manuel, trad. M. Meunier. (1964). Paris : GF, p. 213 sq.
[22] Duhot J.J., Épictète et la sagesse stoïcienne. (2003). Paris : Albin Michel. p. 129.
[23] Épictète, Manuel, trad. M. Meunier. (1964). Paris : GF, p. 213 sq.
[24] Duhot J.J., Épictète et la sagesse stoïcienne. (2003). Paris : Albin Michel. p. 129.
[25] Épictète, Manuel, trad. M. Meunier. (1964). Paris : GF, p. 213 sq.
[26] Duhot J.J., Épictète et la sagesse stoïcienne. (2003). Paris : Albin Michel. p. 129.
[27] Caldéron de la Barca P., Le Grand Théâtre du Monde. Trad. Murcia C. (2005). Montreuil-Sous-Bois : Eds Théâtrales.
[28] Ordono R., (2012). Conscience de rôle dans le Grand Théâtre du monde de Caldéron de la Barca. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 81-93.
[29] Ordono R., (2012). Conscience de rôle dans le Grand Théâtre du monde de Caldéron de la Barca. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 81-93.
[30] Ordono R., (2012). Conscience de rôle dans le Grand Théâtre du monde de Caldéron de la Barca. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 81-93.
[31] Charbonneau G. Taglialatela C., (2012). Analyse existentielle de la désinvolture. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 129-137.
[32] Charbonneau G. Taglialatela C., Désinvolture et conscience de rôle. Comprendre (2012). 22 : 25-36.
[33] Charbonneau G., L’être au rôle. (2010). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique (13-14).
[34] Charbonneau G., Immaturité et conscience de rôle. (Sept. Oct et Nov.-Dec. 2010). Abstract Psychiatrie.
[35] Propp V., (1928). Morphologie du conte, trad. Derrida M., Todorov T., Kahn C., (1970). Paris : Points.
[36] Ricœur Temps et récit : Tome I, L’intrigue et le récit historique. (1983). Paris : Le Seuil.
[37] Ricœur P., Temps et récit : Tome II, La configuration dans le récit de fiction. (1984). Paris : Le Seuil.
[38] Ricœur P., Temps et récit : Tome III, Le temps raconté. (1985). Paris : Le Seuil.
[39] Ricœur P., Soi-même comme un Autre, (1996). Paris : Le Seuil.
[40] Kraus A., Sozialverhalten und Psychosen Manisch-Depressiver. (1977). Stuttgart : Enke
[41] Kraus A., (1987). Dynamique de rôles des maniaques-dépressifs. Psychologie médicale. (19 : 401-5).
[42] Kraus A., Melancholic depersonalisation. Comprendre (2008) : 16-17-18 : 243-8.
[43] Tellenbach H., (1961). La mélancolie. (1979). Paris : Puf.
[44] Kraus A., Sozialverhalten und Psychosen Manisch-Depressiver. (1977). Stuttgart : Enke
[45] Kraus A., (1987). Dynamique de rôles des maniaques-dépressifs. Psychologie médicale. (19 : 401-5).
[46] Kraus A., Melancholic depersonalisation. Comprendre (2008) : 16-17-18 : 243-8.
[47] Sartre J.P., (1943). L’être et le néant. (1976). Paris : Gallimard. p. 94.
[48] Sartre J.P., (1943). L’être et le néant. (1976). Paris : Gallimard. p. 94.
[49] Sartre J.P., (1943). L’être et le néant. (1976). Paris : Gallimard. p. 94.
[50] Charbonneau G. Taglialatela C., (2012). Analyse existentielle de la désinvolture. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 129-137.
[51] Charbonneau G. Taglialatela C., Désinvolture et conscience de rôle. Comprendre (2012). 22 : 25-36.
[52] De La Fontaine J., Le lièvre et la tortue (2011). Lito éd.
[53] Charbonneau G. Taglialatela C., (2012). Analyse existentielle de la désinvolture. La Kédia. Gravité, soin, souci. (18-19). Argenteuil : Le Cercle Herméneutique. p. 129-137.
[54] Charbonneau G. Taglialatela C., Désinvolture et conscience de rôle. Comprendre (2012). 22 : 25-36.
[55] Binswanger L., Mélancolie et Manie. (2002). Paris : Puf.
[56] Binswanger L., Sur la fuite des idées. (2000). Paris : Jérôme Millon.
[57] Binswanger L., Sur la fuite des idées. (2000). Paris : Jérôme Millon.
[58] Tellenbach H., (1961). La mélancolie. (1979). Paris : Puf.
[59] Kraus A., Sozialverhalten und Psychosen Manisch-Depressiver. (1977). Stuttgart : Enke
[60] Kraus A., (1987). Dynamique de rôles des maniaques-dépressifs. Psychologie médicale. (19 : 401-5).
[61] Kraus A., Melancholic depersonalisation. Comprendre (2008) : 16-17-18 : 243-8.